Daney proposait que, pour chaque film, on se demande ce qu’il pourrait bien être s’il n’en était pas un, de film (par exemple une lettre, une symphonie, un poème). A cet aune, on se plait à imaginer Singularité d’une jeune fille blonde, le Manoel de Oliveira annuel, comme un tableau, une de ces peintures de petite taille qu’on installe dans un cabinet pour méditer, qu’on scrute le nez collé à la toile et qui, plutôt que de révéler un quelconque secret nous révèlent à nous même. Il y a quelque chose de cet ordre ici, et pas seulement à cause de l’évident caracère pictural de l’image (un jeune comptable tombe amoureux d’une jeune fille blonde qui apparaît et le séduit depuis la fenêtre d’en face, la fenêtre jouant son evident rôle de tableau).

Aussi parce cette manière de petit conte moral intime (le jeune homme, qui ne cesse de se méprendre sur tout, découvrant in fine la singularité en question) se fait dans le silence de la méditation (pas une seule musique ne vient habiller cet ensemble à l’austérité joueuse) et dans un espace circonscrit (une petite portion d’un quartier de Lisbonne) qui donne au film des allures de paysage mental, avec ce qu’il implique de figement, de temps suspendu. Mais Singularités d’une jeune fille blonde n’est pas qu’une rêverie éthérée, un pur objet de contemplation métaphysique (même s’il n’était que ça, il serait déjà très beau). C’est aussi, à sa manière, un petit pamphlet social et politique sur la bêtise de l’honnêteté, ou du moins sur la propention des hommes à confondre honnêteté et soumission, la manière dont l’une se mue en l’autre en un tournemain.

Il ne faut sans doute pas voir autrement l’étonnante scène du générique où le le héros de cette piteuse aventure attend sagement que le contrôleur ait terminé le passage en revue de tous les billets pour commencer son récit. Les plans disent tous quelque chose du rapport de soumission à l’ordre masculin avec une économie narrative (autant qu’économique) dont l’esprit à quelque chose de la Série B (dire et montrer les choses en empruntant le chemin le plus court, que ce soit à travers un éventail subtilement choisi, des lettres qui décrivent des scènes qu’on ne verra jamais ou une fin volontairement sèche et brutale). In fine, le jeune homme n’aura rien appris, continuant à chercher chez les femmes, en phallocrate qui s’ignore, une pureté qui n’existe pas chez ses pairs (une absence qu’il semble accepter, bêtement, comme un état de nature). Alors l’ultime plan révèle sa terrible conclusion : dans le regard des hommes, les femmes n’ont pas le droit d’être dans la vie. Probable qu’Oliveira voit aussi dans ce tableau de petite taille qu’il a lui-même peint, l’occasion d’une réflexion sur son propre métier de cinéaste.