Retribution est un Kurosawa suffocant dont on ne revient pas facilement. L’un de ses meilleurs films aussi, et l’un de ses plus oppressants. On en saisit la violence immédiatement, dès l’ouverture où, dans un terrain vague, un type assassine une fille en lui écrasant la tête dans une flaque de boue. Sans répit, Retribution avance par addition d’une violence sèche et sourde : la ville (un Tokyo sans vie, sinistre, éventré par des travaux) semble atteinte par une épidémie de bouffées criminelles. Trois meurtres se succèdent, qui reprennent le même modus operandi (la tête enfoncée dans une eau qui se révèle curieusement salée), et le même mobile (des individus tuent un proche qui leur manque d’attention). L’inspecteur Yoshioka est chargé de mener l’enquête, mais son trouble est grand quand un faisceau d’indices semble le désigner comme coupable du premier meurtre. Ce personnage de flic, on le connaît bien, d’autant qu’il est une fois encore interprété par un Kôji Yakusho toujours aussi impressionnant. C’est un personnage type des films de Kurosawa : au bout du rouleau, dépressif, brutal, totalement requis par une angoisse et une inquiétude dont on peine à saisir la source, sinon qu’elle paraît se manifester nulle part et partout, dans l’atmosphère, dans chaque élément du décor, dans le corps-même du personnage.

En parallèle de ce thriller mis en marche, un autre film commence, d’un autre genre : un fantôme apparaît, et vient tourmenter Yoshioka. Bien sûr, ces deux films n’en font qu’un. Les fantômes, chez Kurosawa, ont toujours la double fonction de certifier la réalité de l’au-delà et de porter une vérité d’ici-bas. Cela explique l’usage graphique qu’en fait le cinéaste : spectres aux mouvements souples dont l’apparition évanescente se révèle au creux d’une ombre ou au recoin du décor, ils ont aussi une matérialité effrayante, une densité charnelle et un volume qui bouleverse l’ordre naturel du monde. Les effets spéciaux, souvent ahurissants, sont à l’unisson de cette ambiguïté. Pour un vol de fantôme façon Superman par-dessus les toits, il y a cette image traumatisante d’un type qui tombe d’un toit pour s’écraser quelques étages plus bas, comme le Gerry de Gus Van Sant sautait de son rocher à la manière d’un pantin burlesque. Tout se dédouble dans Retribution, et Kurosawa joue admirablement du coulissement entre thriller et kwaidan-eiga, entre douceur vaporeuse et pesanteur solide, entre surnaturel aberrant et brutalité sourde du réel. Tout comme le fantôme en robe rouge investit l’appartement lugubre de Yoshioka tantôt en y pénétrant par effraction (épouvantable vision d’un mur fissuré par où se glisse des mains de femme, longues, fines et blanches), tantôt en semblant faire partie des meubles (recluse dans un coin, elle apparaît dans le halo d’une lumière tamisée).

Si Loft, son précédent film, détonnait dans l’oeuvre par son décorum gothique et la sorte d’optimisme craquelé qui l’infusait (c’était bien la première fois que Kurosawa filmait une rencontre amoureuse, et avec quel lyrisme), Retribution opère un glaçant retour vers des thématiques plus habituelles. En premier lieu la névrose du couple. Plus sombre que jamais, le Japonais en fait le noeud malade où s’origine le dérèglement du monde qui ouvre sur le crime et le surnaturel. Au prix d’un twist final effroyable, Retribution s’enroule dans un linceul noir : la mort y sanctionne une perte d’attention des uns pour les autres, un nuage de désaffection dont Kurosawa pointe la menace avec une force inouïe. La même qui le conduit, après le détour par le fantastique, à dessiner les contours d’une angoisse contemporaine et d’un drame douloureusement humain.