L’un des chef-d’oeuvres du cinéma d’animation japonais est un film de guerre avec des ratons-laveurs transformistes à testicules modulables. Pompoko arrive tard -il a été réalisé voilà plus de dix ans- mais à point pour figurer violemment l’envers d’un discours écologiste aimable et généreux, qui est celui que la réception en Occident des films des studios Ghibli (le duo Miyazaki / Takahata) a bien voulu formuler à leur place. Ce qui frappe, à la vision de cette épopée, c’est son incroyable dureté. Non que l’ordinaire extraordinaire des films Ghibli en soit absent : plaisir absolu de l’imaginaire en fusion, génie du gag animé, puissance unique du récit. Néanmoins, ce qui fait de Pompoko un film à part, c’est non seulement la complexité de la narration (voix off multiples, profusion de personnages et d’intrigues parallèles) mais aussi, et surtout, la virulence du propos.
De quoi s’agit-il ? Du struggle for life. En 1967, l’état japonais décide de la construction d’une ville nouvelle et s’apprête pour cela à raser une forêt où vivent des tanukis, petits omnivores japonais inoffensifs. Branle-bas de combat : menacés de disparaître, ceux-ci décident de mener campagne, par tous les moyens, contre le projet. Dans cette lutte, Takahata prend bien sûr le parti et le point de vue de la faune sauvage contre l’urbanisation, et tient chronique de la vie des tanukis. Lesquels, transformistes et farceurs, ont l’étrange propriété de pouvoir se transformer, hors de la vue des hommes, en nounours à grosse bedaine dotés de parole, d’histoire, d’une vie sociale évoluée. Première métamorphose. De celle-ci, il faut déjà célébrer l’inquiétante beauté. Elle sépare la raisonnable hiérarchie du vivant de la vie secrète des sous-bois, et donne consistance au fantasme enfantin d’une vie privée autonome des animaux. Ces nounours, ces bêtes, ce sont les mêmes, bavards et rieurs, puis au plan suivant muets et sauvages. Leurs yeux ont le défaut d’expressivité de ceux des animaux, et en même temps ils sont encore affecté par la profondeur raisonnable de ceux des humains. Inquiétante beauté de ce double visage, c’est le mystère d’une altérité hétérogène -l’animalité- qui dans un claquement de plan vous saute à la gorge et vous fixe au fond des yeux.
Seconde métamorphose : les tanukis maîtrisent l’art de changer d’apparence, de prendre la forme qu’ils désirent, humaine ou végétal, vivante ou non, chimérique ou réelle. Savoir ancestral qu’ils vont mettre à profit pour se défendre contre l’invasion humaine. Les uns usant de moyens pacifiques (étude de l’adversaire et réflexion quant aux moyens de l’action), les autres sombrant immédiatement dans la l’activisme radical, le terrorisme, considérant l’humanité comme une espèce nuisible, et à exterminer (accidents sur le chantier, on compte les morts). Le film entame alors un récit de guérilla, d’une noirceur inouïe puisque la communauté des tanukis se divise avant d’exploser. Il ne faudrait pas pour autant réduire le film à son propos, si peu aimable soit-il, et qui s’interroge ouvertement sur la validité de la violence politique. La fable procure aussi une intense joie, le moment de l’action n’advient pas sans plaisir.
Le film, comme les roustons (en VOST) des bestioles, ne cesse de bondir et de se déplier autour du thème de la métamorphose, y trouvant matière à des scènes hilarantes (le plan inoubliable du petit tanuki cancre qui enchaîne les saltos mais ne se transforme en rien du tout) aussi bien qu’à un magnifique traité sur cet art secret. La métamorphose, ici, est avant tout circulation des apparences où s’active une idée du merveilleux comme champ de force et d’énergie. Une fois posé le principe du monde parallèle des tanukis, chaque métamorphose s’y donne tel un songe autant qu’une transgression invisible de l’ordre des choses. Et une dernière hypothèse, sublime, vient couvrir Pompoko d’une profonde mélancolie : sous la rage du propos de Takahata, perce enfin la proposition intensément poétique et qui fonde tout son rapport à la nature, celle d’une vie antérieure, oubliée, où l’homme se savait animal.