Ressorti de quelque placard où il végétait depuis quelques décennies, One + one / Sympathy for the devil est un film charnière dans l’oeuvre de Godard, dont il faut d’abord conter l’histoire tordue. En 1968, on propose à JLG de venir en Angleterre pour monter un projet. Ce sera : filmer les Rolling Stones dans leur studio tandis qu’ils enregistrent Sympathy for the devil + des séquences d’incantations politiques où seront entendus les Black panthers, Mein kampf, une parodie de roman d’espionnage lue off, un long interrogatoire champêtre d’Anne Wiazemski. Le problème, c’est la date : au printemps 68, Godard est bien plus souvent à Paris, près des barricades, qu’à Londres. Les producteurs s’arrachent les cheveux, JLG termine quand même le film. Qui plait moyen aux producteurs. Lesquels le modifient, changent le générique de début, ajoutent une version définitive du tube des Stones (tandis que Godard ne voulait diffuser qu’une version intermédiaire, et pas le produit fini), et des couleurs pop au dernier plan du film, d’un lyrisme foudroyant, où Anne Wiazemski gît sur une grue de caméra. Godard découvre les remaniements du film qui s’appelle désormais Sympathy for the devil, s’emporte, traite tout le monde de fascistes, en colle une à son producteur et ne jure que par sa version, One + one. Ambiance mid-sixties, quoi.
Film charnière, parce qu’en 68 Godard bascule et clôt sa décennie : il a tourné Week-end et La Chinoise, a commencé aussi les Ciné-tracts et sa collaboration avec Jean-Pierre Gorin, et bientôt ce seront Vladimir et Rosa, Pravda, le groupe Dziga Vertov -un cinéaste qui disparaît sous le collectif. Le collectif est bien sûr au coeur de One + one, par son titre même. Le collectif des Stones, dont la quête de la chanson Sympathy for the devil est surveillée par une caméra qui, en de majestueux et généreux plans séquences, fixe la gestation de l’oeuvre ; le collectif black power dont les partisans réfugiés parmi des carcasses de voiture lisent leurs textes fondateurs. Facile de dénicher le programme du film : apposer des discours, verbaux ou non, dont l’un (la musique) cheminerait vers un ordre (une chanson rock) quand l’autre (le discours révolutionnaire) appellerait à la destruction d’un ordre. C’est dans cette tension là, qui une fois n’est pas coutume, passe moins dans le montage (le plan séquence comme unique modalité), que dans cette simple opération d’addition, un +, que se donne une geste politique dont l’objectif est au moins une expérience quasi chimique, sinon déjà une manière d’anticiper un monde nouveau. Ne pas manquer les bonus du DVD, riches en images de Godard au travail, concentré sur l’agencement paradoxal de l’hétérogénéité pure. JLG donne beaucoup de lui-même dans ce film maîtrisé de A à Z, qui s’avance non sans assurance vers un chaos dont on ne sait rien à ce moment de l’histoire : la puissance des mouvements d’appareils, la précision millimétrée des mouvements de chacun, sont là comme ultimes attestation d’existence et d’individualités d’un cinéaste désormais prêt à disparaître des génériques de films pour mieux les nourrir de son absence.