À quoi tient l’arrière-goût de déjà-vu laissé par Straight Outta Compton, aussi bien chez le béotien du gangsta rap que chez l’expert nostalgique de RapLine ? Probablement à une sorte de familiarité émue, du genre de celle qu’on éprouve devant la conclusion d’une série télé ou le come-back tardif d’une franchise canonisée. C’est qu’il faut ici moins d’une poignée de minutes aux « Niggaz With Attitude » pour devenir des personnages mythologiques. Tout est à l’équilibre pour dérouler un roman d’ascension sociale, avec Ice Cube dans le rôle du poète hargneux devenu un badass devant l’éternel, et Dr. Dre dans celui du self-made man exemplaire dont a besoin toute fable dédiée au rêve américain. Évidemment, on n’attendait pas autre chose d’un biopic officiel chapeauté par Dre et Ice Cube en personne, dont la vision est à peu de choses près purement hagiographique. Mais cette mégalomanie doucement obscène et presque naïve doit s’accepter comme une sorte de convention du hip-hop, la même qui prévalait dans les productions pornos de Snoop Dogg : quand un rappeur West Coast raconte une histoire, il en est forcément la figure divine. C’est d’autant plus valable quand celui-ci approche de la retraite, et cherche à faire le bilan sur son trône de gangsta repenti.

Ce petit exercice de gonflette narcissique suppose bien sûr d’occulter les zones d’ombres et les casseroles de NWA. Avant de devenir presque malgré lui le porte-étendard d’une rébellion urbaine, déclenchant par ricochets les émeutes de Los Angeles en 1992, le groupe fut aussi impliqué dans de sombres affaires de violence (le passage à tabac d’une journaliste par Dre) que le film choisit de taire. Dans la même logique, les coups efficaces portés à la mouvance West Coast par les rivaux de l’Est sont quasiment éludés, toujours en vue de ne pas égratigner les totems. Mais ce découpage volontiers lacunaire, pot-pourri d’héroïsme frondeur qu’on croirait orchestré par un MC dopé à l’orgueil, fait justement le sel de Straight Outta Compton. Le mythe s’en trouve renforcé, pas seulement parce que les personnages sont sanctifiés, mais parce qu’il ne reste plus, dans ce récit à trous, que la moelle de l’épopée. Composé intégralement de scènes d’adversité, de litiges et de clashs qui sont le pain quotidien du gangsta, SOC renonce à la véracité au profit du show. Et le choix paye : piètre document historique, le film n’en est pas moins une excellente fresque épique, un fascinant recueil de souvenirs de guerre.

Car c’est bien une guerre que décrit F. Gary Gray, sous haute surveillance de Dre et d’Ice Cube. Comment transformer la persécution quotidienne exercée par le LAPD en lutte politique ? Comment déjouer les entourloupes des majors aux dents longues ? Que se passe-t-il quand un frère d’armes tombe sur le champ de bataille, terrassé par le sida ? Des guéguerres intestines aux gunfights bien réels avec les camps adverses, la biographie de NWA, telle que la fantasment ses anciens membres, est celle d’un long conflit. Pas étonnant donc que l’ensemble produise à la fois un bon drama et un film d’action efficace. Le dialogue entre rap et cinéma se noue ainsi avec plus de force que jamais : alors que les pétoires restent tout de même assez rares (on ne décompte que deux ou trois scènes de violence physique), le film fait l’effet d’un actioner ininterrompu. C’est que les joutes verbales y font office de balles – comme les paroles d’Ice Cube, ou de n’importe quel clasheur de talent.

C’est aussi en présentant le tournant 80’s/90’s comme une période de guérilla que SOC trouve son sujet. En resserrant sa trame sur ces années de panade armée, le film marque, consciemment ou pas, une frontière invisible avec un hors-champ bien connu – le gangsta rap contemporain, depuis longtemps pacifié et changé en marché mainstream et ouvert à tous (y compris aux jeunes white trash blonds aux yeux bleus, comme le prouvera l’histoire). En choisissant la trajectoire de Dr. Dre comme point de départ et d’arrivée de son film, F. Gary Gray fait de la star l’homme par qui la guerre totale se transforme en business – les mots du rappeur qui clôturent le film sont sans équivoque. Après avoir tant vu, à Hollywood, l’envers scabreux de l’American dream (le désir d’émancipation et la fièvre matérialiste qui virent au bain de sang), voilà que Straight Outta Compton propose à peu près l’inverse : tout avait commencé par la violence des bas-fonds de L.A., et tout se résoudra par une grande trêve des confiseurs grâce à l’attrait du billet vert. Voilà pourquoi cette histoire-là semble si familière au profane : s’en étant nourri depuis trois décennies, le rap US propose enfin sa réponse directe à Scarface.