Dans les entretiens donnés à l’occasion de la sortie de Möbius, Eric Rochant répète que ce dernier film reprend un « projet cinématographique » interrompu après l’échec commercial de son troisième long-métrage, Les Patriotes. Pour un cinéaste, perdre son projet, c’est un peu perdre sa langue, et barbouiller le monde de pauvres borborygmes, de visions étranglées, de coloriages qui suivraient les lignes tracées par l’industrie. La main bouge mais l’âme s’est figée.  Reste un œil sans plus de vision ; ce sont les draps mous du cinéma français. Il faut donc revenir sur ce que fut ce film sorti en 1994, à une époque où Canal + inondait la production hexagonale d’une pluie de billets verts et bleus. Rompant avec les copies d’élèves appliqués à répéter le geste de Pialat, Rochant tentait alors la greffe du thriller d’espionnage au climat français. Réussite éblouissante sur un plan esthétique, mêlant réalisme pointilliste et sophistication hitchcockienne, le film fut peu vu, et maltraité. De cet échec, il n’est pas interdit de penser qu’il entraîna dans sa chute les derniers rêves fébriles d’un jeune cinéma français ambitieux. Après cette noyade en mer, on ressortit les habituelles bassines d’eau brune dans lequel le pays faisait barboter ses petites choses, le plus souvent épinglées au soleil d’un naturalisme de convention. Et Rochant disparut derrières les habits d’un autre, d’abord malade (Ana Oz) puis gris, enfin anonyme. Alan Smithee Rochant. Difficile carrière du cinéaste, toujours contraint à gagner la confiance d’un monde qui voudrait le plier à ses désirs de rien, de vide, d’images sans nom, de musak au kilomètre et qui finit pourtant par s’ennuyer de ces éponges qu’il a tant pressées. Aujourd’hui le temps a passé, le film a été réévalué et Rochant a inspiré de nouveau confiance après un passage par la télévision. Le voilà donc qui reprend son « projet cinématographique », comme si rien ne comptait entre Les Patriotes et Möbius, et que le cinéaste, désormais blanchi à la chaux des mauvaises années, revenait des limbes anonymes où l’industrie aime entraîner ses damnés.

 

Il faut donc, devant Möbius, interroger la nature du projet qu’il reprend, et de quelle manière le film s’inscrit, presque vingt ans après, dans les pas d’un jeune cinéaste disparu des radars. Dans ses trois premiers longs-métrages, Rochant regardait des corps français s’élever à hauteur de leurs modèles new-yorkais. Branleur du lower east-side réincarné en bohème parisienne ou petit mec énervé surgi d’un film de Lumet, ce cinéma visait l’Amérique à travers les paysages hexagonaux. On en connaît le risque, celui d’un fétichisme grimaçant et parodique dans lequel tant d’autres sont allés s’embourber. Mais cette maille d’influences, le réalisateur en faisait moins l’horizon que le terrain de jeu de son cinéma, traçant à l’intérieur un même motif qu’il reprisait et développait au fil de sa filmographie. Ces personnages-là espéraient avant tout qu’un regard les élevât, les reconnût pour ceux qu’ils étaient, au risque de tout perdre. Chaque film portait ainsi la possibilité d’une petite épiphanie muette, pur affect qui surgirait dans le silence du social et du psychologique et viendrait troubler leur identité. Perdre la France et gagner l’Amérique donc, mais surtout se révéler à soi-même, nouer un amour et dénouer un mensonge.  Voilà le moteur caché de ce cinéma : un œil filme un œil qui en regarde un autre,  et cette vision triangulaire dévoile un monde secret.

 

Belle abyme du regard, saisie frontalement (Les Patriotes) ou de biais (Aux yeux du monde) et qui imposait dans la dramaturgie psychologique française des obsessions strictement formalistes. Singulièrement, il revint à Arnaud Desplechin, condisciple à l’Idhec, d’en faire le commentaire critique. Dans une scène de La Sentinelle, une jeune femme démontrait au jeune Mathias qu’en visant le même œil, les regards ne pouvaient se croiser. Se dévisager exigeait une opération détournée. Aucune épiphanie ni reconnaissance mutuelle n’était donc possible : le désir n’empruntait pas les chemins du visible mais celui de la langue, entreprise plus complexe qui faisait de toute révélation par l’image une illusion formelle de petit enfant. On connaît la suite : des deux propositions, le cinéma français n’en conserva qu’une, et Desplechin avança dans sa carrière d’auteur en figeant toujours plus son cinéma dans une démonstration de haute culture et de complexité référentielle.

 

SI Möbius reprend donc les choses là où Rochant les avait laissées vingt ans auparavant, c’est en radicalisant ses obsessions, jusqu’à les dénuder de toute motivation.  Plus libres et plus littérales, elles s’avancent ainsi sans masque dramaturgique. Reprenant le mélange de thriller et de révélation amoureuse qui faisait le fond des Patriotes, ce dernier film en inverse donc les polarités. L’affaire d’espionnage n’est plus ici qu’une toile d’arrière-fond sur laquelle se dessine une histoire sentimentale. Jean Dujardin, espion du FSB russe, est chargé de recruter une jeune tradeuse interprétée par Cécile de France, afin de collecter des informations compromettantes sur son patron, un mafieux russe. A travers ce double jeu identitaire (Dujardin se prévalant d’une autre identité, Cécile de France travaillant déjà pour la CIA), Rochant filme donc une rencontre amoureuse qui vient en brouiller les règles et fragiliser les positions de chacun. L’amour au premier regard donc, et le deuxième regard comme révélation des troubles secrets de chacun. Le fait est que Rochant ne s’embarrasse quasiment plus de vraisemblance dramaturgique pour développer ces deux scènes-là, nœud amoureux et dénouement identitaire, tout entier à son projet purement formaliste. Eblouissante dans cette deuxième scène de révélation, sa mise en scène spéculaire y fait ainsi croiser des regards comme de petites apocalypses affectives où vient se déchirer un voile d’illusions. D’un visage à l’autre, Rochant filme un effondrement par la seule grâce de son découpage. Mais le réel talent formel du cinéaste échoue cependant à surmonter le scepticisme radical produit par l’ensemble du film. La vision qui fonde son cinéma exige du spectateur un acte de croyance : croyance en la révélation de l’amour, croyance aux rêves identitaires de ses héros. Dans ces petites épiphanies du visible, seule la vision d’un tiers peut en soutenir la vérité, rêveur assis face à l’écran et qui attend d’être pris dans le jeu triangulaire du metteur-en-scène. Il lui faut pour cela croire à ces corps, à leur présence, et leur fétichisation possible en pur regard. Or, rien ici n’arrive, tant ces corps sont justement autre chose, viennent d’une autre tradition, celle du naturalisme (Cecile de France) ou du mime (Jean Dujardin) et barrent tout accès à leur œil. Faux russe, faux amoureux, fausse tradeuse, fausse blonde hitchcockienne. Quand la caméra s’attarde sur l’œil de Dujardin, on ne voit ainsi qu’un sourcil qui se dresse, tirant vers la parodie, l’enjambement de notre foi et le rire merveilleux du cabot. L’identité trouble de l’agent s’effondre dans la pure surface du mime. La gravité devient de plomb, l’amour un jeu d’enfant, et tout le film de Rochant s’échoue là, malgré son ambitieuse mise en scène, dans cette production française rutilante mais glacée, avec ses têtes d’affiche négociées en pure perte. On ne s’étonne plus alors d’entendre dans une des scènes d’amour Cécile de France déclarer naïvement à Dujardin qu’il est « un putain de cadeau ». Pansement du dialogue pour colmater les brèches du regard,  la phrase résume le triste échec d’un film qui n’incarne plus l’idéal formel qui le fit naître.