Jaume Balaguero avait su s’extraire, avec Rec, d’un marasme artistique qui de La Secte sans nom (1999) au téléfilm A louer (2006) semblait s’installer toujours un peu davantage, et témoigner de la mauvaise santé générale du fantastique espagnol. Rec était en grande partie épargné par ce qui entachait jusqu’ici ce cinéma (recyclage et compilation aveugle des classiques de l’horreur, esthétique clipesque, bavardage fatiguant, scénario à tiroirs, etc.) pour revenir à une géométrie claire du film de terreur, se consacrant tout entier à ses mécanismes, (presque) sans cache-misère scénaristique. Première réussite du cinéaste après cinq infructueux coups d’essai, mais à laquelle un quasi nul Rec 2 vint succéder, reléguant le premier opus au rang de simple accident de carrière. Autant dire que Malveillance, quoiqu’annoncé comme pur thriller et non film fantastique (genre par lequel le cinéaste tombe si facilement dans la bouillie visuelle de base), était attendu avec une relative indifférence.

Or s’il est capable du pire, Balaguero vient ici confirmer, quatre ans après Rec, qu’il est aussi capable du meilleur. Dans Malveillance, plus d’oripeaux gothiques, de résurgence du passé, de fantômes ricanants ou de secrets de famille (autant de motifs que Balaguero avait coutume de balancer en gros, comme pour boucher des trous), mais un scénario épuré, entièrement centré sur un personnage et son quotidien, ses relations humaines et sa psychopathie. César (Luis Tosar) est gardien d’immeuble, et de ce fait possède les clés de tous les appartements. Chaque soir, il s’allonge sous le lit d’une belle locataire nommée Clara (Marta Etura). Il attend qu’elle se couche, qu’elle s’endorme, et agitant alors sous son nez un mouchoir de chloroforme, la fait s’évanouir dans son sommeil. Ainsi, il peut dormir avec elle. Il se réveille avant que l’effet ne se dissipe, rejoint son logement au rez-de-chaussée, et commence sa journée. Petite originalité du scénario (en général, l’un des points faibles de Balaguero) : César ne harcèle pas Clara par amour, mais parce qu’elle est heureuse, sautillante, insouciante. N’étant jamais parvenu à trouver le bonheur, il ne supporte pas les sourires radieux qu’elle prodigue, chaque matin en le croisant. Alors par jalousie, il s’introduit chez elle et opère toutes sortes de petits changements imperceptibles, afin de lui rendre la vie moins gaie. On pense évidemment à Amélie Poulain, dont César serait un avatar ibérique, homme, concierge, chauve et laid. Précisément, Malveillance c’est Amélie Poulain à l’envers (« La seule chose qui me soulage, dixit César, c’est le malheur des autres »), ou plutôt mis totalement à nu, dépouillé du folklore et du flonflon, exhibant son intérieur anxiogène et horrifique. Amélie impose le bonheur comme César impose l’affliction, deux extrêmes pas forcément antinomiques (cf. la scène dans laquelle Amélie s’introduit chez le méchant épicier pour lui gâcher l’existence). Le film de Balaguero, dans un contexte économique et social difficile, intervient comme une réponse tardive à celui de Jeunet.

Déjà ébauchée dans Rec, mais à peu près expurgée ici des clichés lourdauds dont elle souffrait alors, Balaguero reconduit sa vision nihiliste des groupes sociaux urbains, leurs hiérarchies de classe, les architectures verticales qu’ils habitent, et la solitude isolant les individus au sein du groupe. Lorsqu’à la fin de Malveillance, César rappelle cruellement à une vieillarde qu’elle finira seule, on comprend que ce que Rec racontait d’abord, c’était l’isolement du citadin moderne, qui meurt seul et se laisse pourrir tout près des vivants. Dans Malveillance, cet isolement trouve son expression dans l’écart fantasmatique qui sépare un locataire de l’autre, et qui comme dans Fenêtre sur cour, devient presque mesurable en espace et en temps. C’est là ce que Balaguero réussit le mieux, organisant sa mise en scène sur un suspens domestique assez proche d’un Terreur sur la ligne, mais du point de vue de l’agresseur (César, sous le lit, ou dans la baignoire, va-t-il être découvert par Clara ?), et par là même crée une tension sur le maintien du principe de plaisir – que César explore au plus près, quadrille avec une minutie d’explorateur, et au-delà duquel ne se trouve pour lui que la mort. On redoute dès le début l’irruption d’un retour à la réalité, sentant à quel point la qualité du film se suspend à la pérennité du rêve, à quel point aussi Balaguero, par le passé, sacrifia si souvent ses films au surgissement vulgaire d’effets frappants. Sans jamais le rompre, le cinéaste distend le rêve de César jusqu’aux limites les plus dangereuses (l’ami de Clara découvre tout, mais Clara le saura-t-elle ?), jusqu’à la chair, au contact physique (César se serrant contre Clara), et Malveillance surprend totalement par ce jeu virtuose. Un quasi miracle, donc.