Tout commence avec une vision d’horreur : une starlette, un gros bouquet de fleurs à la main, affiche face caméra une expression de bonheur parfaitement vide, authentiquement publicitaire. Face à elle, une équipe de tournage médusée, peut-être bien atterrée. L’Etudiant s’ouvre sur ce sourire qui a tout d’une grimace, diabolique et obscène, jetée à la figure des techniciens de cinéma qui observent la scène. Avec cette image commence un portrait du monde capitaliste qu’Ormibaev va préciser sans délai. C’est que le système vicieux de l’argent ne génère pas seulement des images fausses et laides : il produit des images qui tuent, littéralement. Ainsi, parce qu’un stagiaire a renversé accidentellement du thé sur sa robe, l’actrice potiche appelle des mafieux de son entourage (à qui elle doit certainement sa place sous les projecteurs) afin qu’ils règlent son compte au maladroit. L’hébétude qui se lisait dans les yeux de l’équipe de tournage laisse place à la sidération face à la violence délirante qui explose alors. Le sourire ultra bright inaugural n’était pas seulement un rictus, c’était un véritable coup de poignard.

Ce portrait, Ormibaev le dresse en convoquant un double héritage, littéraire et cinématographique. Côté littérature, une adaptation revendiquée (Crime et Châtiment, rien de moins), suivie avec une modestie, une fidélité et une justesse rares. L’ombre de Kafka plane aussi, sur ce monde déformé où l’étudiant du titre semble réduit à l’état de vermisseau. Côté cinéma, l’héritage est tout aussi évident, et tout aussi bien digéré. Ormibaev connaît bien son Bresson, à commencer par Pickpocket et L’argent, qui hantent le film de bout en bout – se déclenche ici la même réaction en chaîne implacable que dans le dernier film du maître. Suite à cet étonnant règlement de compte, le tournage s’interrompt brutalement et un jeune étudiant en philo qui faisait partie de l’équipe technique perd son boulot. Dès lors, celui-ci ne peut plus payer son loyer à sa logeuse, et se liquéfie à chaque fois qu’il doit acheter du pain à l’épicerie du coin, se retrouvant ainsi pieds et poings liés à un système qui, selon les conclusions de l’un de ses camarades, tue et le poussera lui-même au crime. Pieds et poings liés aussi à une mise en scène qui creuse son sujet très simplement et sans aucun détour, avec un sens aigu et parfaitement cauchemardesque de l’enchaînement et de l’aliénation.

Il serait injuste de ne voir en Ormibayev qu’un bon disciple un peu anachronique de Bresson (quoique ce serait déjà pas si mal). D’abord parce le cinéaste a déjà fait ses preuves, au fil d’une œuvre forte et indéniablement personnelle. Ensuite, parce qu’il oriente ici ses inspirations premières, déjà d’une grande modernité, vers une réécriture et une relecture très inspirées, en lien direct avec le monde contemporain. Comme les œuvres qu’il convoque, le film est hors mode, tout en étant totalement en phase avec des problématiques de son temps. Le Kazakhstan y apparaît comme ébauche et reflet archétypal d’une société moderne malade, dont Ormibaev fait ressortir remarquablement les coutures. Sa mise en scène dépouillée suit ainsi une voie bien à elle, faite d’un savant mélange de trivialité et d’hallucination. Aussi surprenant que cela puisse paraître, et quoique ses préoccupations soient bien différentes, il n’est pas interdit de penser ici à Hong Sang-soo.

Certes, la torpeur, l’écrasement, sont plus poussés chez Ormibaev que chez Hong Sang-soo, apparemment plus léger, mais l’un et l’autre cherchent dans la simplicité, dans l’immédiateté de leur écriture quelque chose d’ingrat, de plat, comme s’ils voulaient filmer en quelque sorte au ras des pâquerettes. L’Etudiant développe ainsi une forme à la fois hyperréaliste et surréelle au moyen de plans minimalistes, très terre-à-terre, propices à des visions qui tordent la réalité jusqu’à la rendre grimaçante, voire ricanante. La scène du crime est particulièrement emblématique de cette distorsion. Le futur criminel, qui traverse tout le film comme un somnambule, est autant happé par l’argent de la caisse que l’épicier l’est par la télévision (où apparaissent les images de la mort de Kennedy). Tous les deux semblent être entrés dans la quatrième dimension. Là encore, l’image tue, indirectement, au même titre que l’argent.

Vers la fin du film, le jeune homme fait un cauchemar qui diffère à peine de la réalité telle qu’elle nous est apparue. Dans le rêve refait surface un gadget aperçu une première fois juste après qu’il a commis l’irréparable : une fleur en plastique qui se balance, telle l’aiguille d’un métronome hypnotique, et sur laquelle on lit un vain et ironique « flip, flap ». Le geste criminel, dérisoire et sauvage tentative d’avoir prise sur le monde, aura bien été commis en pure perte. Parcours moral bressonien et chrétien oblige, il faudra donc au personnage perdre son âme et le sens de ses gestes, pour mieux trouver le salut derrière les barreaux d’une prison, entre les mains d’une jeune femme et dans les pages d’un recueil de poèmes. La séquence qui décrit l’impression et l’empaquetage des exemplaires du recueil est l’une des plus belles idées du film : à travers le livre, c’est le roman même de Dostoïevski qui semble poursuivre son travail, continuer à produire un sens artistique et moral, imprégné d’un sang neuf, d’une encre fraîche.