L’inquiet, premier volet du nouveau film, triple, de Miguel Gomes, s’ouvre (presque) sur la disparition orchestrée de son auteur. Miguel Gomes se présente à nous, penaud, attablé à une terrasse. Le cinéaste se demande, ayant planché sur le sort d’ouvriers sur des chantiers navals en même temps que sur celui d’apiculteurs menacés par des guêpes asiatiques, s’il lui serait possible de lier ces deux sujets par le moyen d’une métaphore poétique. Sauf que la métaphore ne vient pas, et puis l’abstraction lui « donne le vertige ». Gomes sort alors brutalement du cadre. La suite de la scène se lit dans le reflet de la vitre du café : le réalisateur a pris ses jambes à son cou, il s’échappe son propre film.

Cette désertion de l’auteur face à son sujet (par peur, par respect) est une disparition toute relative. Car il y a évidemment une malice de dandy, et une signature très visible, dans cette fuite orchestrée : une manière de dire que l’auteur sera plus présent que jamais, qu’il lui est impossible de disparaître. Mais à la différence de Tabou, celui-ci commence son film en nous faisant la promesse de son imperfection. Une imperfection qui tiendrait à ce sujet infini, sans contours, que s’est choisi le film : le peuple portugais, dans le contexte d’une politique d’austérité qui l’a radicalement appauvri, et que Gomes va s’efforcer de faire entrer en fiction. Il y a de quoi délirer à l’infini le romantisme de cette conception de l’artiste en conteur d’histoire, panseur de plaies, gardien de la cité. Mais L’inquiet met surtout en avant, très sincèrement, l’humilité d’un cinéaste conscient de s’être choisi un sujet trop grand pour lui, et surtout dans l’incapacité morale, en tant que réalisateur portugais, de faire un film sans parler de son pays. Gomes pose là de belles questions, à commencer par celle-ci : dans quelle mesure l’imaginaire d’un cinéaste appartient-il à son pays – et que lui doit-il ?

Le film se fonde, dès lors, sur un procédé qui a été abondamment décrit : après avoir envoyé une poignée de journalistes écumer le Portugal à la recherche d’histoires vécues de la crise, Gomes et son équipe en ont sélectionné plusieurs qu’ils ont fondues dans une structure inspirée des Mille et une nuits. Pour Shéhérazade, raconter une histoire était une question de survie, et c’est ici, peut-être, que se loge la métaphore que Gomes appelait de ses vœux : la fiction comme manière pour le peuple de rester en vie. Idée stimulante évidemment, d’une réalité économique qui viendrait s’enrouler dans les étoffes chamarrées du conte, en une alternative salvatrice à toutes les formes de réalisme social. Idée qui, là aussi, s’ouvre à toutes les interprétations romantiques : solidarité entre poétique et politique, re-poétisation du réel, portrait de l’artiste en gardien d’un peuple en souffrance…

Mais le film avance avec une précaution des plus méticuleuses, parce que Gomes, sceptique, ne cesse de se demander si un film militant peut être doublé d’un film « séduisant », si le constat politique peut se mêler à la fable. Et ce sont tous ces reculs, ces atermoiements, qui font de ce premier volume le recueil de notes de travail d’un cinéaste un peu réticent à l’idée de faire un film politique (on pense évidemment à Moretti) et qui hystérise l’idée selon laquelle un film est toujours un documentaire sur son propre tournage. D’où cette hétérogénéité bienheureuse, qui le fait avancer anarchiquement, sans plan préétabli, aussi désorienté que son auteur. Par la diversité de ses registres et de ses humeurs, ce premier volet en vient à une forme de cyclothymie, de lunatisme calqué directement sur les doutes de Gomes face à l’ambition de son projet. Il emprunte tour à tour à la farce satirique, au conte populaire, à la cocasserie du fait divers. Le fragment le plus satirique, « Des hommes qui bandent », est aussi le plus faible – c’est le seul, par ailleurs, à filmer du côté du pouvoir plutôt que du peuple, narrant les problèmes d’érection du gouvernement portugais et des dirigeants européens.

Suivra une succession solaire de faits divers et d’histoires fantaisistes : le procès d’un coq qui chante la nuit, un triangle amoureux adolescent, une correspondance par SMS, et enfin, « Le bain des magnifique » ultime et plus beau fragment de ce premier volume. Gomes y suit un syndicaliste qui cherche à mobiliser des personnes précaires pour un bain de mer de fin d’année, recueillant au passage les témoignages de ces « magnifiques » : des hommes et des femmes au chômage et dont le récit nous rappelle que leur précarité n’est pas seulement une question de statistique, mais un rapport au monde douloureux, amputé de son sens. C’est peut-être l’un des gestes les plus émouvants du film. Parce que Gomes donne ici l’impression de ne jamais prévoir la durée finalement octroyée à ces témoignages. Celle-ci, à l’image du film entier, semble façonnée directement par le sujet et par la force de l’émotion qu’il suscite.

Et c’est avec cette ultime histoire que l’on comprend que les Mille est une nuits, en dépit de sa persévérance, est un film en dépression. Dans cette dilatation du temps de parole, Gomes cherche à accorder une durée à un projet insensé (le bain de fin d’année), et à travers lui à la précieuse idée fixe d’un homme, à l’obstination ténébreuse de ceux qui n’ont plus rien. Peut-être se retrouve-t-il dans ce personnage de syndicaliste, dans cette façon de penser qu’au cœur de la plus grande désolation, il est nécessaire que chacun suive son idée fixe, comme un orchestre qui continuerait de jouer sur un paquebot en train de couler. C’est la même obstination qui guide son geste de cinéaste : au cœur du désastre, un réalisateur doit continuer à faire ce qu’il sait faire.

Où se trouve alors la véritable humeur des Mille et une nuits ? Dans la farce sociale ou dans le documentaire mélancolique ? De tous les fragments du film, « Des hommes qui bandent » semble le plus faible parce que ce premier volume est très loin de se présenter comme une tentative réussie de réenchantement du réel. Il est même tout l’inverse : le constat d’une fiction blessée par une réalité économique, un récit meurtri, qui n’arrive littéralement plus à se tenir debout et déploie devant nous les coulisses de sa conscience malheureuse. Il serait naïf de croire que le cinéma panse les plaies : il fait plutôt figure de pleureuse. Loin de la grande forme bien astiquée de Tabou, l’intelligence des Mille et une nuits tient dans ce constat que la fiction n’est pas un coq chantant et héroïque, mais plutôt une merveilleuse baleine échouée sur la plage, un bel animal blessé offrant, six heures durant, le spectacle bouleversant de son agonie.