Avec le superbe L’Ile de Black Mor en 2004, Jean-François Laguionie avait retrouvé la pudeur inquiète du trait et du mouvement qui faisait le prix de ses courts-métrages d’animation, délaissant avec bonheur le style télé, un peu cheap et consensuel du Château des singes (1999). En préparation depuis plus de six ans, son nouveau long-métrage animé, Le Tableau, radicalise ce retour aux sources, en proposant une sorte de mélange entre « animation limitée » à la Chuck Jones (symbolisme des formes, perspective écrasée, angles distordus – façon ici de mettre en abyme la représentation, le dessin animé figurant l’oeuvre de peinture) et un style hors mode, arty et sans fantaisie, flattant assez peu l’oeil, un voile pastel recouvrant les plans de façon indistincte. Ascétisme courant chez Laguionie, souvent brassé d’une douce mélancolie qui mène, insensiblement, à la rêverie surréaliste. Cette fois cependant l’aventure est d’abord théorique, et transpose Pirandello du théâtre à la peinture : nous sommes au cœur d’un tableau dont les personnages se divisent entre ceux que le peintre a terminés (les Toupins), ceux qu’il a laissés inachevés (les Pafinis) et les simples ébauches (les Reufs). Habitant un grand château dirigé par un Toupin dodu, équivalent mâle de la Reine Rouge de Lewis Carroll, les Toupins méprisent les Pafinis, réduisent les Reufs à l’esclavage. Trois personnages en quête du peintre, qui permettrait de terminer les esquisses et d’apaiser les esprits, découvrent la surface, membrane séparant la peinture du réel. Ils la traversent, visitent d’autres tableaux et à défaut de trouver de tout de suite leur auteur, ramèneront chez eux les couleurs pour se peindre eux-mêmes.

Dès le début du Tableau, on regrette les longs silences perplexes des précédentes œuvres de Laguionie, au milieu desquelles les sons isolés crépitaient comme des énigmes. Assez bavard, le film souffre d’une redondance quasi continuelle entre ce qu’il montre et ce qu’il cherche à signifier, arasant ses niveaux de lecture, empêchant ce mystère insidieux auquel nous avait habitué le réalisateur de se manifester. Mais l’univers créé par Laguionie est ici suffisamment riche et inventif pour que sur la seule ligne de son concept, sur sa seule ossature, Le Tableau parvienne à séduire (ce qui en soi relève d’un petit miracle). Outre la formidable idée des Reufs, gribouillages ne tenant qu’à un trait de crayon, et qui finiront par se compléter les uns les autres, se dessiner à leur guise pinceau à la main, il n’est que de voir cette façon jubilatoire qu’ont les personnages de parcourir les espaces, de jouer en sautillant à la lisière des toiles, de traverser et retraverser les surfaces – ou au contraire de s’immiscer en elles, d’explorer les arrière-plans, zones pâles, troubles et lointaines seulement évoquées autour des figures principales. Derrière une femme à demi-nue occupant la majeure partie d’un tableau, une fenêtre. Derrière la fenêtre, Venise. Les trois personnages sautent à pieds joints dans cette évocation de Venise, entrent dans une farandole (danse dont on ignore si elle faisait partie du tableau à l’état de latence, comme une couche de peinture recouverte, ou si elle naît de l’imagination des personnages), mais que l’on sent en tous points artificielle, sans finition, pleine d’erreurs, comme le chat vu deux fois dans la matrice. Orchestrée par la Mort, la farandole ne s’arrête jamais, la moindre saynète se répète à l’infini, et sous le masque des danseurs ne se trouve rien d’autre qu’un deuxième masque (écho aux splendides L’Acteur, 1974, et Masque du diable, 1976).

Attribuant également aux personnages, vers la fin du film, l’étrange pouvoir de passer d’un tableau à l’autre sans même sortir de l’image, Laguionie sera parvenu à rendre sensible (à défaut d’émouvante ou de palpitante) cette faculté de l’imagination à naître du tout premier trait. Bel objet, donc, que ce Tableau que l’on aurait simplement aimé un peu moins vernis, et un peu plus vivant.