Saul est Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau: prisonnier intégré au fonctionnement du camp, il est condamné à gérer larrivée massive et perpétuelle des déportés, quil accompagne des wagons jusquaux chambres à gaz. Cette besogne de mort se trouve bouleversée le jour où Saul croit reconnaître le corps de son fils parmi les cadavres, et se met en tête de lui offrir une sépulture.

Sur le terrain épineux de la représentation de la Solution Finale, le personnage de Saul constitue une porte dentrée à la fois ingénieuse et hypocrite. Ingénieuse parce que, littéralement noyé dans lhorreur, le film se refuse à une posture dobservateur solennel et pétrifié. Ici, contrairement à La Liste de Schindler de Spielberg, personne pour écarquiller les yeux face à la découverte de labomination : Saul est un mort-vivant que le contact prolongé et pragmatique avec la machinerie exterminatrice a rendu insensible, presque aveugle à celle-ci. Hypocrite parce que, reconstituant lenfer tout en faisant semblant de ne pas sy intéresser, la mise en scène relègue en périphérie ce qui simpose pourtant demblée au spectateur : sous couvert de suivre son personnage dans sa quête, son programme consiste bel et bien à exposer (en flou, en arrière-plan, mais en un inventaire quasi exhaustif) les différentes étapes de la disparition des vivants, avalés par le trou noir concentrationnaire.

Cest que le fonctionnement du camp a beau se réduire à des mirages et un vacarme indistincts, on ne voit et on nentend évidemment que ça. Surtout, on sent bien que cette atténuation surlignée est autant une pudeur quune ruse formelle, redoublée par une posture de défense un peu commode façon : Jai procédé ainsi parce que tout le reste aurait été indécent. Cette manière de brusquer le spectateur tout en montrant patte blanche, de braver les interdits tout en signalant que la leçon est comprise (la séquence des photos clandestines, qui semble directement empruntée au Images malgré tout de Didi-Huberman), on ne peut en vérité la reprocher qu’à moitié au film, celle-ci sexprimant davantage dans ses à-côtés médiatiques, au fil dentretiens avec le réalisateur où se lit en creux la fierté davoir su se montrer moralement digne face à son sujet.

Mais alors que Laszlo Nemes croit avoir trouvé le meilleur point de vue possible, on comprend très vite quil ne sest trouvé quun dispositif garde-fou (le film à la première personne), derrière lequel la mise en scène peut subtilement multiplier les effets de distance esthétique (je filme autre chose que linfilmable) et symbolique (je raconte autre chose que linracontable). Faisant montre dun tempérament aussi téméraire (la première séquence fonce tête baissée en direction dune chambre à gaz) que précautionneux (elle sarrêtera juste devant ses portes), Nemes fait cohabiter deux films sans jamais parvenir à les réconcilier : lun, immersif, est une plongée crue et sensorielle dans labattoir nazi ; lautre, allégorique, est une sorte de conte teinté de religieux et dabsurde, où un homme tente de rendre à la mort sa dignité au coeur de l’Holocauste. Faute de parvenir à élever sa mise en scène (agitée mais sommaire) à hauteur de son impressionnant travail de reconstitution, Nemes condamne son beau sujet à n’être quun prétexte : une prière inaudible, sans cesse submergée par la sidération un peu coupable de son décor et de son dispositif, hantés par les travellings interdits et les prescriptions lanzmaniennes. Reste un incroyable personnage, rouage à la fois apathique et nerveux, fondu dans lhorlogerie concentrationnaire comme un reptile dans une jungle opaque.

Rivé à ce visage où plus aucune émotion ne passe, le spectateur est condamné à rester démuni. Trop tenté de regarder derrière l’épaule de son guide, progressivement désintéressé par sa quête, il se retrouve à négocier tout du long avec un malaise voyeuriste que le film nassume qu’à moitié, prisonnier dun intervalle entre les exigences de la morale et la plénitude du spectacle entre ce que le cinéma naurait pas le droit de nous montrer et ce que malgré tout, on ne peut sempêcher dy voir.