A l’image de Barry Lyndon, de Stanley Kubrick, ou plus récemment des Destinées sentimentales, d’Olivier Assayas, La Ville des prodiges se définit avant tout comme un film saga. Mais c’est aussi un film monument, tant le souffle de l’histoire et l’aventure individuelle semblent s’y confondre dans un immense tourbillon d’amour, de mort et d’illusions perdues. A l’origine de ce grand chaos romanesque, il y a une silhouette incertaine qui s’agite pour conquérir sa place dans le monde : celle d’Onofre Bouvila, jeune homme littéralement consumé par l’ambition et le ressentiment contre une société où sa naissance ne lui laisse a priori aucune chance. Situé à Barcelone au tournant du xixe et du xxe siècle, le film ne suit pas d’autre fil que celui de ses passions. Et comme dans n’importe quel roman d’apprentissage, tout commence par la passion amoureuse, à travers l’obsession d’Onofre pour la belle Delfina, avant que se déchaînent tour à tour la passion révolutionnaire, la passion du pouvoir, la passion de l’argent et la passion du crime, autant de mirages voués à s’estomper tôt ou tard en entraînant Onofre dans leur inexorable disparition.

Habité par la fougue et la mélancolie de l’esprit romantique, La Ville des prodiges évoque à la fois Flaubert et Stendhal. Flaubert, à travers une prodigieuse densité romanesque et une noirceur très proche de l’inconsolable pessimisme à l’œuvre dans L’Education sentimentale ; Stendhal, à travers ce tempo narratif si particulier, succession de séquences courtes et enlevées, mais aussi cette fin terriblement lapidaire et dont la sèche désinvolture n’est pas sans rappeler La Chartreuse de Parme. Aussi importante qu’elle puisse être, cette inspiration littéraire ne saurait être considérée comme une marque d’académisme. Doté d’une grande beauté picturale, tant sur le plan des costumes que des couleurs et de la lumière, le film se distingue au contraire par son admirable sobriété et une certaine audace dans la mise en scène : fondus, ralentis, gros plans, ces figures clés du langage cinématographique font l’objet d’un traitement souvent original et exempt de tout maniérisme.

Au-delà de ce travail formel, La Ville des prodiges se présente aussi comme le portrait d’une époque, celle de la seconde révolution industrielle. Si aucun des personnages ne semble véritablement vieillir au fil des deux ou trois décennies racontées par le film, le temps et la durée apparaissent néanmoins sous la forme du progrès technique, discrètement figuré par quelques indices visuels tels que l’apparition de l’automobile ou du cinéma. Mais aux yeux de Mario Camus, le passage à l’ère moderne a aussi une dimension politique : la montée en puissance des mouvements prolétariens et leur sanglante répression par des forces mafieuses soumises aux maîtres d’une cité crépusculaire et angoissante. De l’anarchisme aux antichambres dorées du pouvoir, le parcours d’Onofre dans cet univers peuplé d’assassins et de traîtres n’exprime d’ailleurs rien d’autre que le deuil de l’utopie révolutionnaire, même si celle-ci revient hanter le hors-champ à la fin du film. Toute la puissance de La Ville des prodiges tient dans son désenchantement.