Déception que cette Peur au ventre, après la délicieuse surprise Lady chance, le premier film de Wayne Kramer. Il est parfois des plantages programmés : peur du cinéaste de se détacher du modèle qui a fait son succès ou, au contraire, mégalomanie précoce où tout est permis. Ici, c’est un peu des deux : ce qui faisait le sel du premier (les gueules cassées de la cinéphilie, la fierté presque innocente de s’inscrire dans un genre) est saupoudré dans le second par hectolitres et la mise en scène s’emballe, virant de gentiment classique à méchamment baroque. Rien pourtant dans l’écriture ne semblait indisposer à tel point le déroulé du film, et ça sauve quelques meubles. Notamment sur la posture de Kramer, cinéphile généreux et artisan respectueux mais un peu noué, un peu prise de tête, cherchant par tous les moyens à assembler modernité et tradition. En vain, n’est pas Michael Mann qui veut. Kramer ne nous contredirait pas, mais ne peut s’empêcher d’y rêver.

Une petite frappe qui doit couvrir les agissements de son patron laisse filer une preuve compromettante et part à sa recherche dans la nuit. La dite preuve est une arme qu’a volée un jeune voisin pour tuer son beau père violent. De quiproquos en filatures, l’intrigue exploite merveilleusement chaque strate du scénario à un rythme vrombissant. Tempo si bon que par moments on voit passer l’ombre d’un Larry Cohen voire d’un Aldrich. Néanmoins, c’est l’influence de ce dernier qui pose problème. Quand Kramer condense le maximum de situations et manie ses ficelles sans s’y empêtrer et nous avec, total respect, voire même plus que ça. Quand il renchérit dans l’imagerie suffocante et dans la steadycam, le fil se rompt et le film s’empâte. Il y a comme une désintégration par effet de boulimie visuelle, comme si l’intrigue n’avait pas tant besoin de cinéma, du moins pas celui là. Une situation par exemple, que ne renierait aucun polar urbain : la torture du héros par ses patrons méfiants sur une patinoire, avec défiguration au palet de hockey. Ca devient chez Kramer du Bruckheimer en bonne et due forme : lumières au néon, hystérie lyrique, cabotinage d’acteur en roue libre, le style empèse tout.

A l’inverse, une autre scène témoigne du fait que le cinéaste existe, qu’il sait faire preuve de perversité et de rythme, tailler une saillie dans le récit et la suivre au dépit de la grande histoire. La femme du héros est appelée par le jeune voisin prisonnier d’un couple de bobos pédophiles, et part à sa recherche. Il faut voir l’habilité presque filoute du cinéaste à tricoter l’espace en fonction de l’intrigue, à en saisir l’effroi, le dégoût par petits maillons colorés (les jouets, la salle de bain, le sac plastique et le bâillon de l’enfant). Ce qui est d’autant plus impressionnant, c’est justement ce style brut que le seul rythme affine. Kramer n’a pourtant rien d’un wonderboy, c’est davantage un conteur sensible pour qui les images, même les plus grossières, ne prennent de consistance qu’animées par une forte tension dramatique. Pas étonnant que ce soit cette séquence, presque un mini-film dans le film, qui révèle mieux qu’aucune autre son indéniable mais encore fragile potentiel. Le prochain Kramer sera bon, on y croit.