L’oeuvre de Shoei Imamura, réalisateur indépendant et passionné, puise sa force et son inspiration dans les limbes de la contradiction. Son désir de cinéaste, ambitieux et même « total », lui interdit de trancher entre le pouvoir de témoignage du cinéma et sa puissance fantasmagorique. Outre quelques tentatives extrêmes comme Histoire du Japon Racontée par une Hôtesse de Bar (documentaire engagé), ou encore L’Anguille (au contraire, pure fiction dramatique), la plupart des films d’Imamura ont cherché le meilleur compromis possible entre protestation sociale et exploration du désir, réalisme brut et tréfonds de l’âme humaine. Kenzo Sensei, son nouveau film, est le juste aboutissement d’une aspiration cinématographique ambiguë mais accomplie. Il y a d’abord la colonne vertébrale du film, à savoir les incessantes consultations à domicile du Docteur Akagi, surnommé « Kenzo Sensei » (littéralement, « Docteur Foie »), qui ne cesse de diagnostiquer des hépatites à tous les malades qu’il visite, jusqu’à en perdre sa crédibilité. Ce prétexte scénaristique, plutôt drôle, dissimule la noirceur du film, son propos grave et réaliste :le marathon quotidien du Docteur Akagi permet à Imamura de montrer sous tous ses angles (car le médecin va partout) l’asphyxie du Japon avant sa capitulation. Akagi court, en vain, de la couche misérable d’une vieille femme endeuillée à celle d’une adolescente contrainte de se prostituer. L’hépatite, fruit de la malnutrition, ne peut être guérie ; la guerre est à l’origine même du virus. Triste constat…

Mais comme toujours chez Imamura, un autre film, plus personnel, plus proche de l’individu que des masses, vient se calquer sur le premier (plus didactique). Cette part de fascination du cinéaste pour la singularité de l’espèce humaine, le plaisir ludique qu’il prend à sonder nos esprits, sont perceptibles dans Kenzo Sensei à travers le foisonnement des personnages les plus iconoclastes (aussi ambigus que l’auteur) qui emmêlent de manière aléatoire la trajectoire bien tracée du Docteur Akagi. Le chirurgien morphinomane, le bonze alcoolique, la prostituée romantique, sont autant de personnalités délirantes qui élèvent le film au-delà d’un simple récit historique. Derrière la maîtrise incontestable de son art, Imamura aime à laisser poindre la faille, le dionysiaque : il prend des risques. Là réside son immense talent, même si on en perçoit parfois les limites :trop riche, trop rapide, le film veut emprunter toutes les pistes à la fois, et pêche souvent par un manque notoire d’unité et de cohérence. Mais qu’importe… Passez l’éponge, et courez voir ce grand film qui vous veut tout à la fois, plutôt qu’un gros navet qui n’en voudra qu’à votre portefeuille.