Avec La bataille de Solférino, Justine Triet casse les règles du jeu naturaliste et cristallise un appétit très contemporain de films DIY et saturés d’énergie. Rencontre.

 

Comment vous est venue l’idée de développer cette histoire de couple sur l’arrière-fond documentaire des élections présidentielles de 2012 ?

J’ai commencé par faire des films documentaires. Pendant longtemps je ne me suis pas intéressée à la fiction. En 2007, j’ai fait un film qui ne fonctionnait pas, Solférino : ça se passait rue de Solférino pendant les deux tours de l’élection présidentielle. À cette occasion, je m’étais aperçue qu’il y avait des micros événements à l’intérieur de cet événement principal, des choses bizarres : des bagarres, des nanas complètement larguées qui n’avaient rien n’à faire ici. Il se passait autre chose que ce que je m’étais imaginée, les gens venaient pour se frotter les uns aux autres. Un jour, je me suis dis qu’il fallait faire l’inverse : plutôt que de m’immerger dans une situation documentaire et de filmer, faire une vraie fiction que j’arrive à frotter au réel. Pour moi, c’était l’occasion de planter un décor où la tension que vivent les personnages principaux serait mise en relation avec une autre tension, une énergie opposée à la leur, celle d’une foule de 10000 figurants – mais gratuits. Les personnages sont constamment pétris d’angoisse et de désirs dans leur histoire propre mais ils sont toujours gênés, entravés par ce qui se passe autour d’eux. Le plan sur Vincent qui repart en sens inverse de la foule représente bien ça. Je me souviens très bien du moment où j’ai trouvé l’idée du film. Je me disais que je voulais raconter quelque chose d’intime, mais dans un événement très actuel, dans mon pays, un évènement qui concerne tout le monde. On était en mai 2011, DSK venait de se faire pincer. Les élections, c’est un événement très banal, qui concerne tout le monde et auquel on ne peut pas échapper. Ça aurait pu être un match de foot, mais il n’y aurait pas eu la même tension. Ou alors il aurait fallu attendre que la France soit en finale.


Pourquoi avoir fait du personnage principal une présentatrice télé ?

Le personnage de Laetitia est un peu dur, et je trouve que son métier de journaliste lui donne un petit côté ridicule qui l’adoucit. Surtout, elle passe son temps à commenter la tension des Français mais le spectateur, qui connaît sa situation, est dans une double lecture de ce qu’elle raconte. Les gens d’i>Télé ont accepté qu’on utilise l’image de la chaîne. Il nous fallait une vraie télé, pour que les militants autour y croient et jouent le jeu sans qu’on ait besoin de faire une reconstitution. Sur place, personne ne savait qu’on tournait un film.


Scènes d’engueulades et scènes de liesse populaire se répondent. Dans les deux cas, c’est comme si les plans étaient saturés petit à petit : par exemple l’appartement est d’abord vide, puis vient un personnage, un deuxième et un troisième, auxquels se superposent les cris des enfants. L’apparition d’un personnage conduit toujours à la naissance d’une foule.

Puisque Laetitia est journaliste, et qu’elle attend que tombent les résultats de 20 heures, le temps joue contre elle, ça créé une tension. La scène où l’enfant pleure n’était pas écrite, mais une fois au montage j’ai réalisé que les acteurs étaient moins bons dans les moments calmes. Quand ils sont dépassés, quelque chose surgit, parce qu’ils sont obligés de trouver une solution. Par exemple, quand Virgil se met à donner des leçons d’éducation à Laetitia devant la gamine en larmes, ça devient beaucoup plus fort, et son rire ajoute quelque chose de plus qui donne cette accumulation de sentiments contrariés que vous  appelez saturation. C’est le ton que je cherchais.


Dans l’ensemble, les dialogues étaient-ils écrits ?

Oui. Après, on retravaille toujours au moment de tourner, ce qui peut amener une réappropriation des choses et donc un peu d’improvisation. Mais le film est tout de même assez précis, cadré. Le suspense est travaillé. Au bout d’une heure, on entre dans un autre temps où les choses se dilatent : la nuit, l’alcool et les longues scènes qui contrastent avec l’anxiété du début. Le film bascule sans cesse du rire à l’anxiété.


Oui, il y a quelque chose de tragi-comique.

Oui. J’aime bien le terme « dramédie ».

 

Le film fait un pas de côté par rapport au naturalisme : c’est une forme de naturalisme outré qui finit par devenir autre chose. L’excès amène de la grimace, du rire, de la performance.

La base, c’est qu’on y croit, qu’on y soit. Mais s’il n’y a que ça, quel ennui ! Ca me fait penser à ces films où les gens marmonnent pour faire croire que ça se passe comme ça dans la vie. Je n’aime pas cette idée du « film organique ». Si j’avais conclu mon film sur une forme de gravité, de mollesse, le constat que la vie est dure, si je laissais le spectateur avec un poids terrible sur les épaules, j’aurais sûrement été davantage dans un registre naturaliste. Il y a quelque chose qui m’ennuie beaucoup dans les films sérieux qui traitent de la violence, c’est qu’on reste souvent avec l’idée du mari violent, et de la femme comme pauvre petite victime. C’est tout ce que je déteste, et je tenais à montrer qu’elle est aussi violente que lui. Il y a un monstre prêt à surgir en chacun d’eux. Le mal est partout, même chez les enfants, par exemple dans la scène où Jeanne frappe le baby sitter.


La dernière scène évoque celle de votre court métrage, Vilaine fille, mauvais garçon. C’est une fin assez ouverte : on sent de l’abattement, de la résignation, et en même temps c’est assez serein.

Oui, les garçons rient rigolent, et c’était très important pour moi de faire dire au personnage d’Arthur, au sujet de Vincent : « Aujourd’hui je me suis rendu compte que tu étais très difficile à défendre ». Je voulais qu’on termine avec l’idée que c’est un personnage discutable malgré le fait qu’il est sympathique. De la même façon, le personnage de Virgil déshabille de façon très comique Laetitia sur le canapé. On a le sentiment que le film pourrait changer de registre, c’est une façon de dire que tout ça n’est pas si grave. Bien qu’on garde en tête les scènes de violence, la légèreté prend le dessus, ça ne se termine pas de façon froide et grandiloquente.


Les dialogues s’enchaînent de telle façon qu’il n’y a plus de conversation possible : tout le monde parle en même temps, parfois un personnage commence sa phrase au milieu de celle d’un autre, et au milieu de ça on a quelques percées de vérité. Par exemple quand Vincent dit à Virgil qu’il ne peut savoir ce que c’est que d’être un père : il y a quelques phrases comme ça qui clôturent la conversation, et qui disent beaucoup plus que tout ce qui précédait. Mais ce sont des pistes totalement avortées au final, la cacophonie reprend.


C’est l’idée que certaines choses naissent du chaos, tandis que d’autres restent noyées. De toute façon, tout ce qui se passe pendant cette journée, ce qu’ils se disent, ne changera rien au dénouement. Ce ne sont que des émotions, des réactions brutes non analysées. Le personnage de Laetitia est toujours dans l’action, tout le temps, du début jusqu’à la fin, elle n’analyse rien. Elle n’en a pas le temps. Quand son ami sur le pont vient lui parler, elle ne peut pas entendre ce qu’il lui dit, et en même temps c’est une sorte de douche froide. Ce qu’il lui dit est juste, mais c’est irrecevable à ce moment là.


Le film porte-t-il la trace de vos goût ? Aviez-vous des modèles ?

Mon producteur, Emmanuel Chaumet, m’a dit en découvrant le résultat que ça lui faisait penser à Hong Sang-Soo, dont je n’ai jamais vu les films. Et j’aime beaucoup Girls, qui est une série plus intéressante que ce qu’on vend d’elle, même si j’ai du mal avec les gangs de filles qu’on voit partout en ce moment. J’ai d’ailleurs appris qu’à l’origine la série devait s’appeler Degradation in the city. L’impureté des personnages me plait beaucoup, et ça balaye les vieux trucs misogynes comme Sex and the city, qui ne vendait que des filles et des fringues. Frownland (Ronald Brownstein, 2007) m’a beaucoup influencée. Il y a des points communs avec mon film, même si Frownland est plus radical – le bégaiement, par exemple. Sinon, en vrac : Voyage en Italie, The Wire, Les frères Farrelly, et puis Eustache.

 

Vous fonctionnez sur le mode de la troupe, vos acteurs sont des amis, dont certains sont eux-mêmes cinéastes. Quel est l’avantage de tourner avec des proches ?

Faire jouer des amis autorise à être plus cruel avec eux ! Et eux, en retour, s’autorisent à l’être avec moi ! Ca va plus vite. et puis c’est une affaire de désir. Mais je n’ai pas envie d’en faire une marque de fabrique.  Il y a un danger à revendiquer cette proximité, ça peut donner l’impression d’un entre-soi un peu complaisant. La question revient souvent, on me dit : « vous êtes une bande de cinéastes ». Ce n’est pas vrai, on fait tous des choses très différentes. C’est un scénario que j’ai écrit, et qui est très personnel, ce n’est pas l’histoire de mes acteurs. Vilaine fille, mauvais garçon était déjà autobiographique mais c’était noyé dans l’écriture. Qu’un cinéaste mette en jeu des choses intimes, c’est normal, même si là aussi il y a un danger. Je me méfie beaucoup du chantage à l’autobiographie.


Il y a comme un lot commun de scènes dans beaucoup de films de jeunes cinéastes français actuels : les amis au saut du lit, les soirées, les lendemains de soirée, qui forment peut-être le naturalisme d’aujourd’hui – une sorte de cinéma-pyjama.

Ce que j’entends dans ce que vous dites, c’est l’idée de filmer l’intimité, le côté cru. C’est en effet un truc très générationnel. Dans Girls, Lena Duham va très loin dans ce côté impur, notamment dans les scène de sexe, elle ne s’épargne pas.


Qu’entendez-vous par « impur » ?

Quelque chose, disons, de sale, mais surtout des sensations inavouables. Tout le problème est de ne pas être complaisant avec ça. C’est comme filmer ses amis : il ne faut pas être complaisant et se dire : « c’est génial, on est libres, on est crades ! ». C’est très intéressant de montrer des personnages féminins très volontaristes qui n’y arrivent pas, mais il y a deux sortes de films : les films qui montrent des personnages hors-normes qui le revendiquent, et ceux où des personnages hors-normes essayent de rentrer dans le moule. Dans mon film, les personnages veulent être normaux : Laetitia a un boulot normal, Vincent a été interné mais veut retrouver une vie normale. Frownland, c’est vraiment ça : un type qui est en train de devenir complètement fou et qui essaye de vivre normalement. À aucun moment, il ne revendique sa supériorité ; au contraire il essaie d’être comme tout le monde.


Un numéro récent des Cahiers du cinéma vous associait à un groupe de jeunes cinéastes supposés défendre une forme de lyrisme contre une certaine grisaille naturaliste…

Nous faisons tous des films très différents, et il ne me semble pas évident de dessiner des ponts entre nos films. Mais j’imagine qu’il y a un point commun dans la façon dont nos films sont financés – dans ce cas, beaucoup plus de jeunes cinéastes auraient pu figurer dans la liste, des gens qui déploient une énergie folle pour faire leurs films sans aide. La manière de faire des films peut nous réunir à un endroit. Quand tu n’as pas d’argent, il te faut plus d’énergie. Par miracle, La bataille a eu le CNC, mais j’ai l’habitude de travailler sans financements. Ce n’est pas, pour autant, quelque chose qu’il faut revendiquer, le côté film fait à la va-vite avec trois euros. C’est bien aussi d’avoir le temps de travailler. Le tournage de mon film a été complètement dingue, mais je n’ai pas envie pour autant d’en faire une marque de fabrique. J’ai toujours fait avec ce que j’avais. J’étais étrangère à ce milieu à l’origine. J’ai fait les Beaux-Arts et en sortant je ne voulais pas attendre. Ici, le fait de devoir tourner le film au moment des élections permettait de fixer une date précise. Je pense qu’il y a une limite à faire des films à l’arrache. Contrairement à d’autres gens j’aime vraiment tourner beaucoup de prises. C’est une affaire de dosage : il faut réussir à garder une certaine fraîcheur, garder cette énergie, même si le film est très écrit.


Que reste-t-il de vous études aux Beaux-Arts ? Il y a dans La Bataille de Solférino quelque chose qui tourne autour de l’idée de dispositif et de performance d’acteurs, qu’on retrouve dans les films de Sophie Letourneur, elle aussi issu des arts plastiques…

Le côté do it yourself me vient des Beaux-Arts. Là-bas, on apprenait tout. Pendant très longtemps, je trouvais aberrant de demander à quelqu’un de tenir la caméra, Et puis, on ne nous apprenait pas l’histoire du cinéma, mais l’histoire de la vidéo, j’ai donc eu une approche très documentaire – Wiseman, etc. Je ne m’intéressais pas à la fiction, je trouvais ça très bien mais ce n’était pas mon monde. Puis j’ai fini par me rendre compte que j’aimais énormément la fiction, la narration, et que je me lassais progressivement de cette sorte d’autosatisfaction du geste. Je garde de cette école le désir de tout contrôler, la dimension ludique, et l’idée que je ne saurais jamais à quoi sert une script.


Le point de ralliement entre vous et d’autres jeunes cinéastes français en vue en ce moment, c’est d’abord votre producteur commun, Emmanuel Chaumet, qui produit aussi les films de Sophie Letourneur, Shalimar Preuss, Antonin Peretjatko, Benoit Forgeard…

Avec lui, l’idée de petite économie devient finalement une force. Tous les gens que vous citez sont des rois de la démerde.Tu leur donnes une caméra et un un micro, et c’est parti. Travailler avec Emmanuel est inconfortable, parce qu’on n’a pas quatorze assistants, mais ça fonctionne. Un autre producteur aurait probablement refusé de produire mon film, notamment parce qu’il impliquait de ne pas faire signer d’autorisation à tous les gens du PS et de l’UMP, pour des raisons de timing. On n’avait aucune accréditation. Tout a pu fonctionner grâce à son engagement.