Dans La Bataille de Solférino, deux fleuves torrentueux confluent puis se séparent, se recroisent, et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Vincent (Macaigne) et Laetitia (Dosch), ancien couple et fleuve conjugal, se trouvent jetés dans le cours de l’Histoire – en la circonstance, la rue de Solférino surpeuplée le soir de l’élection de François Hollande à la présidence de la République. Laetitia est journaliste télé, et doit couvrir l’évènement, tout en empêchant par tous les moyens Vincent, supposé violent, de voir leurs filles. Le dispositif est ludique, et relève du défi : planter des acteurs et une histoire de couple dans une foule anonyme et hors fiction, pour laisser le réel prendre ses droits. Du reste, ce n’est pas la seule règle de ce jeu périlleux : les acteurs sont, à tour de rôle, lestés de bébés (les deux fillettes du couple), petites bombes à retardement à la mécanique fragile qui décuplent la tension nerveuse.

 

 C’est à ce titre en particulier qu’on ferait fausse route en identifiant La Bataille de Solférino une énième déclinaison d’un naturalisme à la française, ne prenant même pas la peine de changer le prénom de ses comédiens (qui sont d’ailleurs les proches de la cinéaste) pour les prendre comme sujets d’un quasi-documentaire. Certes, Justine Triet vient du documentaire, et travaille sur le pli qui sépare réel et fiction. Mais la réussite du film tient d’abord à son sens de l’excès : les deux fleuves sont en crue constante. D’emblée, le spectateur est plongé dans l’appartement de Laetitia saturé de cris de bébés ; la mère s’habille, clopant d’une main et plantant de l’autre les biberons dans les bouches hurleuses, entraînant dans son souffle toute la mise en scène : la caméra (portée) cadre serré, et les plans saturent, à l’image comme au son. Le rythme même semble bancal, les scènes s’étirent à l’excès. Plutôt qu’une durée congrue de cinéma, Triet presse les situations comme des linges. Lorsqu’une engueulade suggère un claquement de porte conclusif, La Bataille de Solférino renforce les cris, faisant pousser l’énergie à partir d’une scène déjà à bout de souffle. Vincent et Laetitia, adversaires de ce film de boxe, visent un K.O. qui ne viendra jamais, condamnés à ces rounds sans cesse relancés. Et lorsque le film fait mine de sortir du deux-pièces cuisine, de prendre l’air  rue de Solférino, c’est pour prendre un bain de foule : les plans sont larges mais toujours saturés, puisque la crise océanique qui anime l’ancien couple s’y confond avec la marée humaine en liesse.

 

On sent bien que cette logique de l’excès et de la saturation porte quelque chose comme un portrait générationnel. Celui d’une petite bourgeoisie parisienne déclassée, confinée dans des appartement minuscules, et essayant tant bien que mal de s’inventer un cadre sentimental et familial. La Bataille de Solférino n’est pas tendre avec l’amour, et ne se fait pas plus d’illusion au chapitre politique. Juste après qu’ont retenti les cris de joie de la rue de Solférino, l’alcool et une désillusion précoce transforment la foule de la Bastille en une triste fête, et la victoire socialiste en prémisse d’un échec. La surexcitation constante de La Bataille de Solférino va de pair avec une dépression latente, entendue comme chute perpétuelle de pression. Plus l’euphorie étire les scènes, plus la dépression se creuse sous elle, laissant personnages et spectateurs assommés sur le champ de bataille.