Chronic’art : Comment avez-vous rencontré les personnages du film ?

Joshua Oppenheimer : Nous tournions un film collectif avec une communauté de survivants au nord de Sumatra, centré sur ce qu’ils avaient subi en 1965 et subissent encore sous le régime d’Apartheid et de terreur qui s’en est suivi. Il faut savoir que ces personnes n’ont pas accès aux écoles publiques, à des métiers décents, et ne peuvent même pas épouser librement la personne de leur choix. Ils sont aussi régulièrement victimes d’extorsion de la part des militaires et des officiels locaux. Comme ils font l’objet d’une étroite surveillance, chaque fois que nous tournions, le tournage était interrompu par l’arrivée des militaires. La question s’est donc posée de savoir si nous devions continuer à tourner. Nous avons donc rencontré des associations de défense des droits de l’homme pour connaître leur avis. Ils nous ont encouragés à poursuivre le tournage afin de montrer aux Indonésiens la nature corrompue du régime sous lequel ils vivaient. Ils nous ont aussi conseillé de rencontrer les auteurs des crimes, et même de les filmer, considérant que c’était la seule façon de pouvoir travailler en sécurité. Ces criminels qui sont soutenus par le pouvoir aiment se vanter de leurs actions passées et ne fuient pas les caméras. J’ai donc commencé par en rencontrer un qui vivait non loin de l’endroit où nous tournions – il avait tué la tante d’une des victimes avec laquelle je travaillais – et qui m’a permis de rencontrer tous ceux établis dans la région, avant de remonter progressivement la chaîne de commandement jusqu’à des généraux de Jakarta et mêmes des officiers de la CIA à la retraite. Anwar Congo a été le 41e membre des escadrons de la mort que j’ai pu filmer. Tous se vantaient de leurs crimes et acceptaient de revenir sur les lieux de leurs exactions pour montrer ce qu’ils avaient fait. Une fois sur le lieu, ils se plaignaient même de ne pas avoir pris de machettes ou d’être accompagnés d’amis qui auraient pu jouer le rôle des victimes. Plus je les rencontrais, plus je voyais qu’il s’agissait de gens ordinaires, et non pas les monstres que j’avais imaginés. J’ai voulu comprendre la nature de leur fierté, comment ils voulaient être vus et comment eux-mêmes se voyaient. Il était donc nécessaire de déchiffrer la fonction que pouvait avoir ce désir d’exhiber leur crime. Je leur ai ainsi proposés de réaliser une nouvelle forme de documentaire centré aussi bien sur les événements eux-mêmes que sur leur interprétation subjective, afin de comprendre ce qu’ils signifiaient pour eux et la société indonésienne. Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils n’ont jamais eu l’idée de faire un film de fiction séparé mais juste de jouer des scènes pour The Act of Killing.

Il y a pourtant ce moment où, invités dans une émission télévisée, la présentatrice parle d’un film qu’ils seraient en train de tourner à propos des évènements de 1965…

Oui, et ce film c’est justement The Act of Killing. L’émission est un bon exemple de ce que le gouvernement a souhaité faire quand j’ai commencé à travailler avec les criminels. Ils n’ont pas hésité à dérouler le tapis rouge, envoyant même un ministre du gouvernement pour jouer dans le film. C’est dans cette logique qu’ils ont crée un talk-show de toute pièce diffusé sur la télévision d’Etat pour promouvoir un film qui n’existait pas encore.

Mais ce film existe-t-il néanmoins à l’intérieur des rushs de The Act of Killing

Non. Leurs scènes ne sont pas montables. Nous ne les avons filmées qu’en fonction de ce qu’ils considéraient être des moments importants et forts émotionnellement. Comment Anwar tuait les communistes dans son bureau, comment il imagine sa propre rédemption ou comment ils ont massacré tout un village ? Tous ces éléments ne sont pas reliés entre eux. Par ailleurs, Anwar qui est très féru de cinéma, il a voulu que chacune de ces scènes soit le reflet d’un genre qu’il affectionne, ce qui était aussi une manière de se distancer de leur véritable signification. Je ne pense pas qu’il souhaitait simplement glorifier ses actions. Si tel avait été le cas, alors il aurait du abandonner le projet au moment où on l’avertit que tout cela va donner une mauvaise image de lui-même. Sa réelle motivation est plutôt de se distancer de l’horreur inscrite au cœur de chaque scène qu’il crée. Elles agissent presque comme un tissu cinématographique cicatriciel soignant ses blessures.

On peut se demander même s’il n’était pas dans la peau d’un personnage de film au moment même où il commettait ses crimes…

Oui, le processus de distanciation fonctionnait aussi au moment où il tuait. Le fait de jouer était pour lui une partie intégrante de l’acte qu’il commettait. Il sortait d’une comédie musicale avec Elvis Presley, intoxiqué par le film, dansait à travers la rue et allait tuer dans la maison d’en face. Peut-être a-t-il espéré employer le même processus en rejouent les tueries dans de petites scènes fictionnelles. Mon idée a donc été de présenter ce qu’était ce régime d’impunité en utilisant la célébration de ces actes, le fait qu’ils pouvaient être rejoués sans considération pour leur réelle signification. C’était une manière de tendre un miroir sombre à la société indonésienne. Anwar, lui, voulait se distancer de sa propre douleur. En ce sens, nous poursuivions des buts différents. Il y avait donc une tension dans le projet, et cette tension est le moteur du film. Je n’ai jamais voulu mener Anwar sur le chemin d’une catharsis, d’une rédemption ou d’une confession. Au contraire, mon intention était de montrer froidement l’impunité de tout un régime et c’est pour cette raison que le film n’est pas – du moins je l’espère – sentimental. Si j’avais voulu conduire Anwar vers sa rédemption, c’aurait été tout simplement obscène et de peu d’effet. Sous cet angle, le film n’est pas une catharsis commode, mais plutôt une anti catharsis.

Anwar s’es-il imposé comme personnage principal dès le tournage ?

Oui, dès le tournage.

Le fait qu’il soit hanté par les fantômes de ses victimes et qu’il rejoue pour la caméra ses crimes rappelle par certains aspects le film S21 de Rithy Panh…

La comparaison m’honore. Mais ce sont plus leurs différences qui s’avèrent signifiantes. Habituellement, un criminel confronté à une caméra demande pardon pour ses crimes, ou bien il les nie. Les assassins dans le film de Tithy Panh, du moins dans leurs tons, demandent pardon. Et la raison pour laquelle ils le font, c’est qu’ils ne sont plus au pouvoir. En Indonésie, Anwar et ses amis ont gagné et du coup ont toujours l’opportunité de justifier leurs actes. Si vous aviez tué quelqu’un et qu’on vous donnait la chance de vous justifier, je suis convaincu à 100% que vous saisiriez cette chance. C’est un bon moyen de continuer à pouvoir dormir et de se lever le matin en prenant paisiblement son petit-déjeuner avec sa famille. Le paradoxe fondamental qui apparaît dans le film, c’est que la justification du génocide prend les allures d’une célébration de ce même génocide. Et cette célébration donne le sentiment qu’ils n’ont pas de remords, du moins au début. Mais sous la surface, ce qui motive vraiment cet ensemble de célébrations, ce n’est pas l’absence de remords mais l’opposé, le fait que les assassins se sentent coupables, ou du moins traumatisés et qu’ils cherchent à fuir cela. Ce que le film montre, c’est que ces célébrations sont en fait un symptôme de l’humanité des assassins et qu’elles relèvent d’une réponse normale à la situation qu’ils connaissent. Il suffit de voir comment la torture a été représentée dans mon pays (les Etats-Unis, ndlr) pendant les huit années de l’administration Bush. Mais ce qui est un symptôme de leur humanité est aussi un instrument pour perpétrer de nouveaux crimes. Il autorise les assassins à tuer encore, puisque ils peuvent vivre avec eux-mêmes, en se sentant justifiés. Comme le dit un des personnages du film, « tuer est la pire des choses que vous puissiez faire, mais si c’est bien payé, faites-le, à condition d’avoir une bonne excuse ». Donc ils se justifient à leurs propres yeux, et alors ils peuvent tuer encore et extorquer leurs victimes.

Cette double tension entre vos projets et ceux d’Anwar posent d’ailleurs la question du contrôle du film. Il y a notamment cette scène où vous les suivez alors qu’ils rackettent des commerçants chinois. On a le sentiment que vous êtes ici totalement pris en otage par vos personnages…

C’est assez compliqué. Toutes les scènes de fiction où ils rejouent leurs personnages sont celles qu’ils contrôlent. Ils venaient avec leurs propres idées et si une scène ne leur convenait pas, on la refaisait ou bien on l’abandonnait. Ils en faisaient le casting, en écrivaient le scenario et la réalisaient eux-mêmes. En ce sens-là, oui, ils étaient aux manettes. Si cela n’avait pas été le cas, les scènes n’auraient rien signifié pour eux, et en tant que spectateur vous l’auriez senti. Toutes les scènes documentaires sur leur vie quotidienne ou ce qu’ils voulaient bien en montrer restaient par contre sous mon contrôle de réalisateur d’un documentaire. Pour la scène que vous évoquez, ils ont voulu me montrer l’extorsion dans le marché car c’est comme cela qu’ils gagnent leur vie. Il m’a semblé important de le montrer. Mais au moment de la tourner, ça a été terrible à filmer. J’ai craint que nous contribuions à terroriser les commerçants chinois qui devaient penser que leurs extorqueurs étaient venus avec leur propre équipe de télévision privée. J’ai donc demandé à mon équipe si on devait continuer à filmer cette scène. L’équipe a insisté pour continuer car cette pratique, pourtant courante en Indonésie, n’avait jamais été montrée auparavant. Donc, lorsqu’ils allaient prendre de l’argent au commerçant suivant, je restais en arrière pour leur faire signer une autorisation d’être filmée et j’en profitais pour leur expliquer les raisons de ma présence. Je leur ai aussi remboursé l’argent qu’on venait de leur soutirer. Cette scène a du coup coûté beaucoup d’argent à tourner.

Votre contrôle est par contre absolu après le tournage du film. Qu’en est-il de la narration qui conclue le film de manière saisissante sur l’expérience émotionnelle d’Anwar Congo ? On peut se demander si ce n’est pas un pur procédé de montage…

La première scène où l’on voit Anwar danser sur un toit est aussi la première scène que j’ai filmée de lui. Et la dernière, sur le même toit, est aussi la dernière au tournage. Globalement, le montage suit donc la chronologie des prises de vue. Anwar a pu regarder l’ensemble du processus à la manière d’un peintre, en s’arrêtant parfois en chemin pour voir l’ensemble du tableau, avant de le reprendre. Au bout d’un moment, il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas réaliser un portrait qui soit à la fois beau et vrai. Et, même s’il l’a fait de manière inconsciente, il a fini par choisir la vérité. Quand je lui ai montré le film à la fin, il a été très ému par ce qu’il a vu et n’a jamais cessé depuis de lui être loyal. Ce que je veux dire, c’est qu’au bout du compte, personne ne peut garder totalement le contrôle d’un projet comme celui-là. Vous vous retrouvez dans un pays où des centaines de milliers de personnes ont été tuées, où les tueurs sont en liberté et même s’en félicitent, et vous les filmez au nom de leurs victimes : le projet finit par vous engloutir comme un tsunami. Nous étions tous hantés par des cauchemars. Anwar vivait des moments difficiles, mon équipe et moi avions des insomnies. Mais je suis persuadé que c’est la seule façon de faire avec ce genre de situation. Il n’y a pas de manière propre de faire dans un contexte aussi confus. Pour revenir à S21, si vous voyez comment le film a été fait, vous savez qu’il a dit aux bourreaux que s’ils ne témoignaient pas il reviendrait les voir jusqu’à ce qu’ils le fassent. Pendant le tournage, s’ils les entendaient mentir ou projeter de le faire, il criait si fort après eux que le voisinage était vite au courant de leur situation. La famille de Rithy Panh a été exterminée et il ne pouvait faire autrement. La mienne n’était pas impliquée dans les massacres en Indonésie, mais peu importe. La réalité de ce genre de tournage est toujours la même : il n’y a pas de manière propre de contrôler ce qui apparaît à la caméra.

Lire notre chronique de The Art of Killing