S21, grand film, s’impose à l’esprit au-delà de toutes les évidences documentaires, celles que Rithy Panh précisément convoque, ressaisit et emporte. Dans un geste d’une amplitude rarement atteinte dans le documentaire, le cinéaste cambodgien (installé en France depuis plus de vingt ans, après s’être échappé des camps de travail khmer en 1979) noue et dénoue, étend et replie ce qui, au cœur d’un tel projet, est au travail : l’image, les mots, les témoins, l’acte même de revenir 25 ans plus tard sur les lieux du crime. S21 : bâtiment lugubre qui abritait durant la dictature des Khmers Rouges (1975-1979 : 2 millions de morts) un « bureau de la sécurité », autrement dit un centre de détention, de torture et d’exécution. Parmi les 17 000 personnes passées par S21, seules trois sont encore en vie.

Il y a des choses à dire et qui sont dites, nécessairement, lorsque les victimes et leurs bourreaux reviennent, aujourd’hui, sur les lieux mêmes, devenus entre-temps un musée. Pourtant, à aucun moment S21 n’emprunte son dispositif à celui d’un tribunal. Si le Cambodge n’a pas vraiment connu ni procès des coupables, ni même instance de bilan (comme la commission « vérité et réconciliation » en Afrique du Sud par exemple), Rithy Panh refuse de se substituer à ce qui relève d’une démarche collective, nationale. Le projet du film est ailleurs, du côté de l’intime -ce qui ne signifie pas du tout qu’il se coupe du collectif. S21 est un film « peuplé », comme on dit. Pénétrer les couloirs du bâtiment, consulter les documents d’époque, exhumer archives et photos : émergent les visages de ceux que les geôliers avaient pour tâche « d’anéantir » plus que de tuer. Mais surtout, au cours de la confrontation entre victimes et bourreaux, un événement se produit. Ces derniers, à qui l’on demande de montrer comment ils opéraient alors, reproduisent à l’identique les gestes, les mots qui étaient les leurs. Stupéfiant manège, où se révèle une mémoire du corps longtemps enfouie qui s’exprime dans un lieu soudain riche de la présence fantomatique des victimes. Le film est là pour veiller à la mémoire du génocide, certes, mais aussi pour mesurer la puissance de cette force coercitive capable de créer de tels automatismes, susceptibles d’être ainsi réactivés des années plus tard. De cela, S21 renvoie une image claire, incroyablement puissante, une image de la terreur.