Le projet d’une adaptation king size du roman de Richard Matheson est un vieux serpent de mer hollywoodien, passé entre autres par Ridley Scott qui plancha il y a dix ans sur une version calibrée pour les biscotos de Schwarzenegger. Disons le tout de suite : le voir émerger aujourd’hui sur des rives aussi attachantes est une surprise en même temps qu’une vraie joie. D’autant que l’enjeu, au fond, n’était pas exactement anodin, quand on sait l’importance séminale du bouquin pour la fiction d’horreur moderne. Sans Matheson, c’est entendu, pas de zombies chez Romero, qui sur la question est passé à confesse il y a longtemps. Après deux adaptations déviantes et fort rigolotes (mention spéciale à Omega man, pépite bis qui opposait Charlton Heston à une sorte de Manson family zombie), c’est finalement à Francis Lawrence, clippeur pour Justin Timberlake, et déjà aux manettes de Constantine, qu’est revenu la charge de prélever, sur la robinsonnade post-apocalyptique de Matheson, matière à remplir les multiplexes.

Le film emballe pour plusieurs raisons, mais principalement celle-ci : sa manière aussi franche que modeste d’installer la ligne serrée et dépressive du livre sur les rails de l’industrie lourde, à la limite de la disney-fication (l’ajout du gentil toutou), sans en trahir tout à fait le climat. Une manière enthousiaste et très premier degré de vagabonder dans les possibles ouverts par le récit, d’en étirer la beauté sèche, avec patience et sans coups de force, dosant idéalement les effets. Rappelons l’histoire, en deux mots. Dans les ruines d’une grande métropole (L.A. à l’origine, ici New York évidemment, on y revient), Robert Neville, dernier survivant d’une catastrophe planétaire, erre de jour parmi les rues mortes, tandis qu’une armée de mutants grouille dans les bas-fond à l’abri de la lumière. Le jour tombant, les affreux se répandent dans la ville, obligeant Neville à se terrer chez lui en attendant que ça passe. Le film de Lawrence séduit d’abord, séduit surtout, par sa façon de se couler dans la robinsonnade. Par l’utilisation du décor, longs travellings amorphes sur New York figé dans la catastrophe, où la nature fait retour dans les lézardes du bitume, et où se déplie sur près d’une heure l’éphéméride à la fois cocasse et délétère du survivant. Ce n’est pas le moindre mérite du film que d’étirer à ce point l’espèce de chronique de vieux garçon qui était aussi l’un des charmes principaux du bouquin. A ce jeu de la glandouille dépressive réglée comme du papier à musique, rythme un peu burlesque de l’habitude sur un fond détraqué (Neville fait ses petites courses, mate des DVD en boucle), la fresh attitude de Will Smith se révèle, contre toute attente, assez idéale.

Mais le mérite d’un tel parti-pris, un peu aberrant au fond dans une machine de cette ampleur, tient aussi à la logique de rétention qui y fait son lit, préparant avec une belle maîtrise les moments de furie pure qui viennent en trouer le canevas végétatif. Efficacité redoutable, à la fois des flashback, secs comme un coup de trique (l’évacuation chaotique de New York, l’exode terrifiée, pas si loin de celle de La Guerre des mondes), et des quelques séquences d’affrontement avec les goules, d’une brutalité inouïe, dans le sillage de la relecture qu’avait commencé d’opérer le passionnant L’Armée des morts. Le film se développe alors selon une logique unique de la constriction, intégralement ceinturé par la peur, et le traitement même des assauts par les zombies (dont on pourrait, à raison, moquer la mocheté numérique), sur le mode de la pure sidération, dit bien aussi combien le film s’attache à continuer une histoire hollywoodienne très contemporaine de la terreur. Histoire post-11/09, le film n’en finit pas de le signifier (le site désolé de New York est rebaptisé « ground zero » par Neville lui-même), histoire post-trauma, rongée par la culpabilité, et qui dit bien combien la rupture est consommée avec la formule 70’s. On entendra pousser quelques cris d’orfraie à propos de la réécriture de l’histoire de Matheson, et notamment de son dénouement. Qu’importe, c’est une réécriture plus ample qui passionne ici, à l’échelle de l’histoire du genre, où se plante avec Je suis une légende un jalon, peut-être modeste, mais qu’on aurait tort de négliger.