Vous voyez Jesse Eisenberg sur un bus. Une fois. Deux fois. Quinze fois. Il défile aussi entre deux publicités pour des téléphones portables ou des glaces, dans le métro, la rue, à peu près n’importe où. Dans son costume noir impeccable, il est comme la pointe d’un diamant dont les autres faces vous importent moins – elles sont pourtant déjà un avertissement (« Mélanie Laurent, Morgan Freeman et Michael Caine ensemble ? », vous dites-vous en vous étonnant brièvement des mystères du casting à Hollywood). Mais peut-être vous-êtes vous identifié à ce type lorsqu’il rafraîchissait son profil Facebook en attendant que son amour perdu devienne « amie » avec lui. Ou lorsqu’il tentait de réunir quelques dollars en travaillant l’été dans un parc à thème miteux et tombait amoureux de Kristen Stewart en écoutant Lou Reed sur un autoradio cassette. Cela fait un moment que vous n’avez plus eu de ses nouvelles, hormis dans un petit film où, déjà, vous aviez été exclusivement pour le voir lui (il était alors déguisé en Juif hassidique), et une carte postale romaine un peu sénile de Woody Allen (« Il fait beau, les Italiens sont excentriques, la vie est faite de choix compliquée. A l’an prochain, Woody »). Alors voilà, au bout d’un moment, vous vous dites que vous pouvez aller voir Insaisissables, même si en vous approchant de l’affiche, vous avez vu apparaître le nom de Louis Leterrier (Le Transporteur, etc.), et que vous êtes déjà convaincu qu’il ne fera jamais sortir un lapin de son chapeau.

 

Vous êtes dans la salle. Les lumières s’éteignent. Le tour de magie a fonctionné. Vous avez payé. Rapidement, vous pensez que vous êtes aussi en train de perdre votre temps. Le principe même du film, quatre illusionnistes réunis pour réaliser en public des tours à distance, est inepte. Pour croire à un tour de magie au cinéma, il faudrait soit le filmer en plan d’ensemble, sans montage, et laisser le truc valoir pour lui-même. C’est ce que fait la télévision, sans imagination. L’autre solution est de faire du cinéma lui-même le moyen de la magie. C’est ce que faisait Orson Welles dans le prologue génial de F for Fake (Vérités et mensonges, en français, 1973), où Welles le magicien se laissait déposséder de ces tours par Welles le cinéaste. Le montage réalisait en effet pour le spectateur de cinéma les gestes esquissés dans le film. La toute-puissance de la voix (off et in), de la coupe et du raccord se manifestait non sans modestie dans ce film qui s’interrogeait sur le vrai et le faux en art. Mais pour cela, il faut bien qu’il y ait quelque chose devant la caméra – évidence photographique. Lorsqu’il ne reste plus qu’un agrégat de pixels malléables à l’envi, la magie disparaît. Il n’y a plus qu’une petite poudre jetée aux yeux, parfaitement vaine. Pour compenser cette absurdité, le scénario mise sur un anti-magicien, dévoileur de secrets, qui refait après coup un match auquel nul n’a cru, en une version bon marché d’Usual Suspects. Le spectateur, dupe, est supposé être impressionné. Mark Ruffalo, le flic un peu sceptique et pas très débrouillard, est le grand magicien. Abracadabra.

 

La magie, néanmoins, se situe à un autre niveau – elle est du genre qui envahit les salles tous les étés, avec des bonheurs divers. C’est celle du blockbuster. Selon la logique toujours plus insensée – si ce n’est suicidaire – des studios, dépenser beaucoup d’argent permettra d’en gagner encore davantage. 75 millions de dollars ici, c’est presque peu. Mais le principe reste le même, et il repose sur un cercle, celui du grand spectacle. Avec un tel budget, le spectateur peut espérer en avoir pour son argent. La dépense attire la dépense qui attire la dépense, quand bien même ne viendrait-on que constater ce que représentent 75 millions (ou 300) sur un écran. Ici, avec un sens remarquable du littéral, l’argent est du pixel – et un peu de chair, certes, mais c’est sans doute une erreur que d’être venu pour les acteurs, Eisenberg ou non. Les super-magiciens réunis pour braquer des banques ne font que ça : prendre de l’argent d’un point pour le faire retomber en une pluie de billets-pixels sur les spectateurs réunis dans une salle de Las Vegas, la Nouvelle-Orléans, ou dans les rues de New York. Acmé quasi-pornographique, où chacun se retrouve empoissé d’une petite giclée numérique censé le soulager de ses frustrations (puisque les bougres sont en plus philanthropes, remboursant là les victimes de l’ouragan Katrina flouées par un assureur, offrant ailleurs un spectacle « pur »). Numérisation du réel, argentisation du monde. Ruine du cinéma. Vous pouvez retourner vos poches. Vous ne retrouverez pas vos 10 euros.