A l’origine des Chansons populaires, il y a une donnée sociologique que Nicolás Pereda ne semble qu’effleurer mais qui constitue le cœur vibrant du film, ainsi que son chiffre. Il s’agit de ces vendeurs à la sauvette qui, dans le métro de Mexico, vendent des compilations pirates de chansons de variété. Gabino, le personnage récurrent de Pereda (on la déjà vu dans Perpetuum Mobile), ne se définit d’abord que par ce statut. Mais plutôt que de nous le montrer en train d’accomplir sa besogne in situ, le cinéaste préfère le filmer chez lui qui s’entraîne à mémoriser les listes de chansons qu’il vend. Les premières scènes du film se dévident ainsi en une incessante litanie de titres stéréotypés qui, mis bout à bout, composent dans le monologue de Gabino un étrange poème amoureux, aussi comique qu’absurde.

 

Cette manière de faire dévier la chronique naturaliste vers une situation quasi borgésienne et de faire de Gabino à la fois un représentant abstrait de la jeunesse mexicaine et un lointain cousin du Mr. Memory des 39 marches d’Hitchcock, disent l’ambition de Pereda d’élaborer un film où le réel recule constamment derrière le travail de formalisation. Le réel, on ne peut guère dire que le cinéaste s’en désintéresse ; c’est plutôt qu’il ne passe dans le film que par échos : par exemple, lorsque les personnages évoquent leur métier ou les difficultés de leur vie passée, ou lorsque le monde extérieur s’invite, en intrus, presque oblitéré, à travers le surcadrage d’un pare-brise de voiture.

 

Autour de cette matière minimale, captée de manière géométrique, comme en témoignent les décors épurés et réduits à quelques signes (les tables chargés de crucifix dans l’appartement), Pereda construit le dispositif narratif qui lui permet de sonder l’intériorité d’un personnage comme étrangement absent à lui-même. À deux reprises les pères de Gabino (le premier n’est qu’un père supposé, le deuxième est son père biologique) reviennent au domicile familial puis s’en font chasser par la mère, selon un complexe jeu d’échos et de miroirs que souligne la récurrence des Variations Goldberg de Bach et que perturbe, dans la deuxième partie, l’irruption de plus en plus visible de l’équipe technique à l’écran – ici une perche, là le pied d’un réflecteur, ailleurs des techniciens qui traversent le cadre au premier plan.

 

Assurément, il y a du Hong Sang-Soo dans le film de Pereda : dans les structures répétitives qu’il déploie, dans leur manière de soumettre le réel à une forme d’abstraction, dans son humour pince-sans-rire et dans le bavardage insondable des protagonistes. À la différence que Pereda, lui, ne scrute pas ses personnages en moraliste. A l’aide d’une mise en scène qui gagne en fluidité à mesure que le film avance, il préfère observer patiemment Gabino, laisser fondre peu à peu la glace de son inexpressivité et l’examiner apprivoisant peu à peu son père mythomane, fasciné par le mystère de son humanité.