Comment rebondir, dans quelle direction chercher après un premier film déjà aussi dense, aussi complet qu’A l’ouest des rails ? Un peu comme Jia Zhangke, Wang Bing s’oriente aujourd’hui vers l’histoire, prolongeant son portrait monumental de la Chine contemporaine par une exploration de son passé. Voilà donc deux films que le cinéaste consacre coup sur coup aux déportations de la fin des années 50, lorsque se multiplièrent les condamnations contre ceux qui avaient trop cru aux promesses des « cent fleurs » : un documentaire, Fengming, suivi d’une fiction (Le Fossé) plus maladroite et néanmoins assez belle. Le documentaire est superbe, rejoignant d’emblée une tradition des grands entretiens filmés qui lui fait côtoyer aussi bien Numéro zéro (la référence s’impose naturellement) qu’A l’est du paradis de Kowalski. Fengming se démarque néanmoins en ce qu’il parvient à faire cohabiter trois films, tous absolument remarquables.

Le premier s’inscrit dans la lignée de la littérature et du cinéma concentrationnaires, dont l’exemple récent le plus marquant serait l’oeuvre de Rithy Panh. La démarche de Wang Bing diverge pourtant sensiblement : moins intéressée par la dialectique bourreaux / esclaves (les premiers sont ici peu présents : il est à peine besoin de gardes pour maintenir les détenus dans ces camps à ciel ouvert au milieu du désert), elle est axée plutôt sur la subsistance immédiate, la résistance physique, la survie de manière générale. A ce titre le film évoque peut-être plus directement Primo Levi, dans ses descriptions frappantes des moments de désorganisation générale des camps, pratiquement laissés à l’abandon, peuplés de détenus désormais quasi-autonomes forcés de s’organiser pour survivre.

Wang Bing fait par ailleurs le choix de ne pas se limiter à la période de la guerre, ou de l’emprisonnement, pour livrer le récit plus ample d’une vie : son portrait de la détenue inclut les retours à la vie civile, les premiers mois du mariage, les enfants. La balance n’est certes pas égale : il y a là dedans beaucoup de drame et peu de vie. Mais même si cette existence apparaît traversée de bout en bout par l’expérience concentrationnaire (condamnée pour la première fois comme « droitière » dans les années 50, Fengming sera emprisonnée de nouveau à l’occasion de la révolution culturelle), le cinéaste ne s’en tient pas à la description d’une horreur immédiate, permettant au récit de Fengming de se doubler du portrait, d’une formidable ampleur, d’une société, et d’une histoire.

Ce récit, enfin, Wang Bing le poursuit dans le contemporain, continuant en cela l’entreprise initiée par A l’ouest des rails. Dans la dernière scène, on voit ainsi Fengming au téléphone, comparant son expérience avec son interlocuteur, lui aussi condamné comme « droitier ». C’est que Fengming n’a pas attendu qu’on lui consacre un film pour raconter son histoire, à partir de sa première arrestation dans les années 50 suite à une prise de position jugée excessivement critique. Elle prend contact, manifestement, avec d’autres victimes, recueille les témoignages, invite à la prise de parole. Le film n’en dira pas beaucoup plus, mais de toute évidence, quelque chose se produit ici, de l’ordre de l’affirmation encore timide d’une société civile moins passive que par le passé, contrepoint optimiste in extremis, et manière pour le cinéaste d’exprimer sa conviction que la Chine d’aujourd’hui ressemble de moins en moins à celle totalitaire d’hier.