Vingt ans après leur première palme d’or, les frères Dardenne ouvrent leur nouveau film comme ils refermaient presque leur deuxième : sur le visage d’une jeune femme, abandonnée entre la veille et le sommeil, les traits chiffonnés par la lutte – menée, à venir – contre le monde.  C’est que Deux jours, une nuit prend des allures de sequel inavouée de Rosetta, reprenant son personnage pour la replonger dans la bataille sociale. Nous l’avions quittée seule, dans l’indécision de son dernier élan vital, et nous la retrouvons mariée avec Riquet, deux enfants, une maison et un travail,  et sous les traits de cygne mouillé de Marion Cotillard. Sandra – c’est son nom –  dort du sommeil des gens sans histoire. Un coup de fil la réveille et c’est alors tout le cinéma qui l’appelle pour frotter son visage de madone triste contre la toile abrasive du monde.

Ce cinéma qui surgit hors champ, comme une sonnerie de téléphone ou un moteur de mobylette, déboule en droite ligne de celui de Rossellini  dont l’ombre tutélaire veille sur l’œuvre des Dardenne. Soit un traité de néo-réalisme où la rigueur formelle, vertébrée d’une profonde éthique matérialiste, se vrille en pures épiphanies fictionnelles. Chez les cinéastes belges, la fiction survient en forant de larges éclats spirituels dans la maçonnerie compacte de leur naturalisme, de ses dos tremblants et de son décor urbain tristoune. C’est le mariage mixte de deux entêtements, du matérialisme documentaire et du mystère chrétien, où le plan filmé à hauteur d’homme évite le ciel pour mieux le faire ruisseler sur le visage de ses saintes laïques. Aux épreuves du monde social, ces jeunes femmes opposent le froncement obstiné de leurs traits, moins comme un affect psychologique que comme la persévérance de la grâce dans un monde foncièrement corrompu. Non que les hommes soient méchants, mais le système l’est pour eux, à la fois vil, égoïste et procédurier. Et la dignité de leurs personnages est de s’en affranchir par l’exercice opiniâtre de leurs seules vertus, sous le regard des deux cinéastes.

Mais ce regard, faut-il préciser, prend parfois des allures d’expérience in vitro, où l’observation devient un cas d’étude développé à partir de micro dilemmes moraux. Ce risque de la cheville scénaristique menace ainsi les films les plus faibles de verser dans une illustration pour TP d’économie utilitariste.  Menace qui pèse ici beaucoup sur le coup de fil qui réveille Sandra et la convoque pour une nouvelle lutte existentielle. Le cinéma, le téléphone, c’est aussi bien Dieu qui par la voix de l’ange appelle Job pour le mettre à l’épreuve. Sandra, absente du travail pour cause de dépression, y apprend ainsi que ses collègues ont décidé de son licenciement pour pouvoir conserver leur prime annuelle. Après avoir obtenu de refaire le vote, elle a donc quarante-huit heures pour les faire revenir sur leur décision.  Deux jours, une nuit, pour sortir de sa torpeur et négocier un par un son emploi contre leur prime, soit sa plaie contre la leur, des larmes contre d’autres larmes, toutes écoulées dans les eaux noires du système.

Lesté d’une situation de départ aussi forte, le film paraît ainsi longtemps séquestré par l’épreuve morale qui l’anime. L’esthétique à vif des Dardenne n’est jamais loin d’étouffer dans les bras d’une mécanique narrative répétitive, dont la température irait se prendre sketch par sketch. Sketch car le dispositif découpe le film en une série de négociations où Sandra rejoue une même partition devant chacun de ses collègues.  S’excuser d’être là, expliquer sa démarche et laisser la porte ouverte à un refus pour ne pas gêner l’autre : C’est un texte qu’elle récite, amende légèrement, reprend avec de nouvelles intonations mais obéissant strictement à la même formule.  Ce dispositif formel, à la lisière de l’exercice théorique – le personnage négocie comme la comédienne répète indéfiniment son jeu –  ne s’incarne dans ses moments les plus faibles que dans un bain de sociologie tiède. Les relations de couple, l’ingratitude butée des fils, l’immigration persécutée ou la violence faite aux femmes forment ainsi autant de chapitres d’un livre  édifiant sur la société du travail. Jamais le cinéma des Dardenne n’y aura paru aussi statufié sur son tonneau de prêtre ouvrier.  Aussi le film ne s’enfièvre-t-il que lorsque les personnages se dépouillent de leur costume social pour ne plus laisser affleurer qu’une sensibilité déjouant le programme de départ. C’est la rencontre avec un collègue sur un terrain de foot par exemple où la scène laisse libre cours à un simple échange de douleurs et de bonté, jusqu’à épouser le mouvement d’un mélodrame poignant.

A cette aune, Marion Cotillard n’est descendue de la barque James Gray que pour changer d’accent et faire des fautes de français. Pas mauvaise mais souffrant de la situation imposée, celle d’une actrice à Oscar venue prendre un petit bain de réalité crue.  Elle y rejoue donc comme un charme un peu altéré son personnage de sainte faussement amorphe, partagée entre un sursaut vitaliste et l’envie de s’enfouir sous les draps.

Dormir, ne pas dormir : c’est d’ailleurs l’autre moteur du film, et de loin le plus passionnant. Car Sandra est dépressive, ou peut-être plus, et là-dessus le film choisit longtemps (et habilement) de ne pas trancher. En cela il retrouve l’énergie obsessionnelle des plus beaux personnages des Dardenne, énergie toujours au bord de verser dans son épuisement morbide.  C’est là l’étrange pointillisme existentiel d’une œuvre qui repose beaucoup sur cette réversibilité des puissances de mort et de vie où la volonté d’en sortir n’est jamais loin de celle d’en finir.

Mais si le film semble au départ se nourrir de cette indistinction, la force de son dispositif le contraint pourtant à choisir, par un simple effet scénaristique. Loin de l’épiphanie tranchante du Voyage en Italie, le virage qu’il opère manifeste sa nature de simple mélodrame renversé. C’est donc ainsi qu’il faut comprendre l’entreprise des cinéastes belges : dans cette volonté de troquer un naturalisme contre un autre, l’œil de Rosselini contre le romanesque de De Sica, mais un De Sica sans musique. Sur ce plan, le film est indéniablement réussi, laissant le spectateur régulièrement au bord des larmes. Au bord des larmes, mais tout de même loin des désordres imprévisibles de Rosetta.