Ce ne sera une nouvelle pour personne, le cinéma d’Abel Ferrara a toujours été aimanté par deux gouffres : le stupre, l’addiction. Martin Scorsese, avec qui il partage ses origines italiennes, mais surtout une vieille passion contrariée pour le catholicisme et la coke, tourne à peu près autour des mêmes marottes. Sauf que l’orgueil et le génie du réalisateur de Casino l’ont toujours poussé à voir les choses en grand : montrer comment l’addiction mène à la puissance, la puissance à la démesure, puis la démesure à la chute, forcément. D’où, avec Le Loup de Wall-Street, des airs d’oeuvre somme et parodique, une allure de gigantesque partouze qui fuserait de tour de force en tour de force, d’un pic à un autre, bondissant sur une filmographie reconvertie en chaîne de montagnes. Welcome to New York est, lui, à l’inverse, plus enfoncé, articule des creux et des confinements. Pour continuer la métaphore montagneuse, on pourrait dire qu’il est coincé dans un cirque : à chaque séquence, la filmographie de Ferrara semble y dégouliner sans panache, charriant ce qu’elle peut de faunes sordides et de flores poisseuses. Le récit flotte ainsi à la surface d’un lac amorphe, fait d’hôtels quatre étoiles et de grands appartements qui ont beau vouloir fleurer le luxe, sentent irrémédiablement l’eau croupie.

Chez les deux enfants terribles, jouir est une manière pour leur Pantagruel de se croire invincibles, de mettre à distance la réalité humaine en s’y essuyant les pieds. Mais moins de rise and fall chez le réalisateur de Bad Lieutenant, on commence souvent dans le fond de la cuvette : l’ambiance y est déjà sordide — et la grâce, absente (« Where are you ? » hurlait Harvey Keitel, à genoux, devant le Christ en sang). Il s’agit de montrer comment l’addiction mène à la tristesse, la tristesse au mal, le mal à la tristesse — puis de nouveau, la tristesse au mal, etc. L’affaire du Sofitel — mais aussi, en vérité, l’affaire du Carlton, que le récit convoque d’emblée à la fête — n’est donc pas simplement l’occasion un peu putassière pour Ferrara de se faire les dents. Mais, par le biais d’un événement que l’hystérie médiatique nous a fait connaître par coeur, et dont le film suit le parcours factuel à la façon d’une mauvaise docufiction, un prétexte pour se recroqueviller encore un peu plus sur lui-même, assécher ses motifs en les débarrassant de toute leur pulpe. C’est, ici, évidemment, une manière littérale de dénuder sa figure fétiche (l’ordure à l’agonie, à la rédemption impossible), en se reposant sur l’exhibitionnisme ingrat de Gérard Depardieu, qui fait don de son corps flasque et dégoulinant, s’offre sans chichi en bête de foire ventripotente, grosse bedaine et couilles ballantes. Mais c’est aussi une manière d’aplatir la littéralité des faits jusqu’à l’insignifiance, rabaissant, dans un même mouvement de débauche vaine et fatiguée : le fait divers, le personnage, l’interprète, le film tout entier.

Face à une première partie réduite à une suite de dialogues éructés et d’orgasmes précoces, on pense très vite, trop vite, que Welcome to New York va être complètement nul, que DSK est un personnage dont ni Ferrara ni Depardieu ne vont savoir quoi faire, si ce n’est un gros éléphant de la décadence : un porc à putes plutôt qu’un homme à femmes, un Bibendum libidineux et goguenard, promis à la présidence de la France mais réduit in fine à se faire enguirlander par sa mère, consternée que son môme ait détruit tout ce qu’elle mit tant de temps à échafauder — et tout ça, pour une mauvaise histoire de braguette et de lutte des classes, un « troussage de domestique ». Il y a trois ans, quelques mois à peine après l’avènement de cette affaire, et alors que le fin mot de l’histoire ne s’était pas encore monnayé, sortait Shame de Steve McQueen, lui aussi portrait d’un sex addict à New York, qui se dressait à son insu comme miroir fictionnel de cette actualité désopilante. Surjouant le chic et sa désolation, le film souffrait forcément de la comparaison avec le réel, tant paraissait vaine sa façon de ciseler le sordide dans un glacis poseur, tant paraissait hypocrite ce traintrain de golden boy colligé en chemin de croix.

Si Welcome to New York, film parfois lourd et parfois ennuyeux, souvent embarrassant, peut s’appréhender comme une version réussie de Shame, ce n’est pas uniquement parce qu’il délaisse le mausolée d’hubris érigé par McQueen, pour ramener l’addiction sur des terrains plus crapoteux, mais aussi parce que jamais il ne cherchera à relever son museau de la merde, de ce non-événement minable et cousu de fil blanc, aux contrecoups de tremblement de terre pour le calendrier électoral français. Car malgré toutes les vilaines provocations pointées ça et là par certains (la liste était prévisible, mais elle est salée : misogynie, antisémitisme, diffamation), il est difficile de reprocher à Ferrara et à Depardieu leur mauvaise foi, tant ils s’emploient à demeurer rêches autant que bas du front avec tout ce qui leur passe sous le nez, tant ils condescendent l’un et l’autre, dans un tétanisant jeu de miroirs masochiste, à partager toutes les turpitudes de leur personnage.

On ne peut pas dire d’ailleurs que le film fasse grand mystère de ce portrait triple-couche quand, en prologue, et par le biais d’une fausse interview, le réalisateur offre au comédien l’occasion d’insister sur le fait qu’il déteste son personnage, de même qu’il déteste le jeu au cinéma. Qu’il ne joue pas donc, mais qu’il ressent, qu’il est, qu’il ne peut qu’être : être ce personnage qu’il n’aime pas. De ce syllogisme mal dégrossi, Welcome to New York ne sort un programme qu’à moitié convaincant. Enfonçant les portes ouvertes, le dialogue s’avère si explicatif, si braqué sur la littéralité de chaque enjeu, qu’on est parfois gêné que le film ne s’en libère pas. C’est qu’il n’a en vérité rien d’autre à dire, et rien d’autre à prouver.

On sait que Scorsese choisit des malfrats avant tout pour jouir de l’ivresse de s’élever sur leurs épaules, alors que chez Ferrara, tout le monde a l’honnêteté de s’enfoncer mutuellement. Et avec le corps de Depardieu, on peut dire que le cinéaste trouve un poids à la mesure de cet appel du gouffre. C’est un énorme bocal de gras qui semble avoir englouti les voluptés à la marmite, emmagasine le vice sans plus pouvoir le digérer. Il suffit en fait de le voir nu une seule fois, ce corps triste, pour qu’on comprenne alors que le film ne sera en rien la grosse farce que l’insupportable barnum cannois pouvait laisser entendre, mais bien une manière — pour Ferrara bien sûr, mais, disons-le, surtout pour Depardieu — de se saborder encore un peu plus (l’ordure est aussi un masochiste), séquestré dans un New York éteint et morne, dans l’attente d’une purge (le pardon ? l’apocalypse ?) dont on sait malheureusement qu’elle ne viendra jamais. Avec cette transposition surmédiatisée, DSK pensait s’être trouvé deux nouveaux ennemis (d’ailleurs, il porte plainte), mais s’il regardait le film, il verrait en vérité qu’il s’est plutôt trouvé deux frères. Flanquée de patachons pareils, on comprend en revanche que maman ne soit pas du tout contente.