Dans les années 2000, le cinéma de Burton se résumait à peu près à la profanation de mythologies chatoyantes (Roald Dahl, Lewis Caroll, le folklore anglais), intégrées sans chichis à son propre système. Une logique tayloriste, en somme : l’ancien grouillot viré de chez Disney pour inadaptation a finalement fondé sa propre usine, appliquant à chaque modèle le même trait, les mêmes gammes de couleur, le même charisme deppien. Adaptation d’un soap à succès des années 60, Dark shadows marque de ce côté un tournant inattendu. Son long générique automnal survole un patelin du Maine, sur fond de Moody Blues et à travers les yeux d’une héroïne socialement marquée : alors que Burton n’arrivait plus à filmer l’ordinaire, englué qu’il était dans la fantaisie chocolatée (Charlie et la chocolaterie), il renoue avec une certaine observation du réel.

Un canevas fantastique vient tout de même faire concurrence : pour avoir trop couru la gueuse, Barnabas Collins, riche bellâtre du XVIIIe, est changé en vampire, puis déterré par erreur en 1972. Amorçant le jeu entre imagerie gothique et modernité seventies qui fera tout le sel du film, Burton conclut la scène d’exhumation sur la silhouette spectrale de Collins, surplombée par l’enseigne fluorescente du Mc Do d’en face. Au-delà du gag, il y a dans ce plan, et dans quelques autres, une réelle entreprise de remise en cause, sinon de sabotage, du premier degré dans lequel s’était enlisé Burton ces dix dernières années. Alors que les codes vaguement expressionnistes de Sleepy hollow étaient attendus de pied ferme (le prologue en a tous les atours), un vent nouveau s’invite dans l’oeuvre, y sème la zizanie en faisant dialoguer deux formes de kitsch : celui d’une Amérique en transition, entre tweed grisonnant et bariolages du flower power, et celui du gothique burtonien lui-même. Burton s’amuse pour la première fois de son propre mauvais goût : il appuie la morphologie à la Max Schreck de son poulain, l’invite à forcer son phrasé précieux d’aristo georgien. Tout se passe comme s’il cherchait à rendre sa subversion à son style, embourgeoisé depuis que l’establishment hollywoodien, en l’adoubant, l’a amputé de sa cruauté. Celle-ci est ravivée ici et là, notamment lors d’une scène où la goule réac’ pulvérise en deux coups de canines l’éthique d’un groupe de hippies. On n’est pas loin du ricanement doucement cauchemardeux de La Triste fin du petit enfant huître.

Epouvante en bois sur fond d’achalandage vintage, de petite sociologie du kitsch, voilà donc le programme de Dark shadows. Il renvoie directement au Burton des années 90 – et surtout à Edward au mains d’argent, dont le film est une sorte de remake inversé : du monstre échevelé, Depp passe au vampire griffu, recueilli par une famille de névrotiques aux choix vestimentaires discutables. Si Burton martèle un peu fort le clivage entre la culture antédiluvienne de Barnabas et les marqueurs chronologiques des années 70 (macramé, permanentes orangeâtres, prémisses du heavy metal, tout y passe), il exerce plus que jamais son acuité de gamin surdoué, capable de défigurer le monde adulte d’un coup de crayon. On l’avait oublié tant son cinéma s’était enfermé dans des imaginaires parfois en toc, mais Burton sait faire preuve d’une redoutable précision entomologique lorsqu’il croque l’humanité. Beetlejuice, Edward, Dark shadows, il n’y a d’ailleurs là qu’une seule obsession sociale, une seule et même histoire : celle de marginaux livides appelés à vivre une histoire d’amour inavouable, seuls contre une majorité toute en couleurs criardes. A peu de choses près (cette fâcheuse tendance à la vignette), Burton réconciliait les vampires avec le grand romantisme.