Du cinéma de Loznitsa (lire notre entretien), on retient trop souvent le versant inhospitalier. Narrations migraineuses, temps distendu, quintessence du film russe et draconien : certains crient au traquenard arty, d’autres à la démonstration de force. Pourtant, la radicalité de Dans la brume sert une ambition plutôt classique – bâtir le romanesque à la seule force du cadre et de la durée, dépouiller le monde alentour jusqu’à l’os. Soit, avec ses 2h10 d’errance boisée, taiseuse, et son sujet non moins costaud (la marche de l’histoire), Dans la brume vise avec insistance l’épure cérébrale des Bresson, Dreyer ou Ozu, maîtres dont se réclame Loznitsa. Mais, malgré cette ambition aussi haute qu’inquiétante, impossible de lui reprocher de se complaire dans la gratuité, ni dans l’hermétisme cabot. En se laissant happer par sa mise en scène, on réalise que chaque plan, chaque stase supportent le fardeau existentiel et historique accablant le héros, Souchénia, triste sire accusé de mutinerie par l’Allemand et de traîtrise par la résistance. Etau cauchemardesque, impasse absolue dont seule la vérité (l’innocence de Souchénia) serait l’échappatoire. Le tour cruel de Loznitsa consiste justement à poser cette vérité, puis à l’égrener en glissant d’un poste d’observation à l’autre, parfois sans raccord, avec la froideur du logicien. De mire en mire, morale et  justice deviennent relatives, et finissent par s’annihiler dans les nappes vaporeuses  où se croisent les réels de chaque personnage.

 

A ce carrefour maudit, l’individu aussi est sacrifié sur l’autel de l’histoire, saleté colossale contre laquelle il ne peut rien : sa vérité, son existence importent peu face à la multitude, au rouleau compresseur politique. On retrouve là l’hypothèse fataliste qui taraudait Loznitsa le scientifique (il fut mathématicien avant d’entrer à la VGIK) dans My Joy, le même pas déterministe écrasant le concept de libre-arbitre sur son passage. Dès l’ouverture de cette première fiction, un corps était traîné à travers un terrain vague et jeté dans le gosier noir d’une centrifugeuse, évident vortex prêtant sans détour à la métaphore : l’histoire qu’un vieil autostoppeur racontera plus tard, au gré d’un long flash-back, est celle d’une destruction d’identité par l’ancien régime soviétique, et elle s’appliquera dans le présent au héros, subitement décérébré (il se fera assommer en cours de périple) et jeté en pâture aux zones scabreuses de la Russie.

 

Dans la brume décrit  le même mouvement : l’avancée inexorable vers un cul-de-sac, l’étiolement progressif des issues et des choix possibles. Si les deux résistants venus pour l’exécuter pâtissent de leurs propres  décisions passées (Bourov, le plus frondeur, convaincu d’agir « délibérément » et de mener un acte émancipateur sera d’ailleurs le premier à mourir), Souchénia incarne à la fois l’innocence et la raison, se voyant même, à un certain embranchement, en mesure de choisir le bon chemin – en refusant radicalement la mutinerie par exemple, voire en dénonçant les comploteurs au nom de la légitime défense. Mais il ratera cet embranchement, et finira, lui aussi, avalé par l’Histoire. Loznitsa s’inscrit là contre la tradition du roman russe voyant des puissants combattre un destin écrasant- il n’y a même plus de lutte possible. S’il s’affilie à une école, c’est plutôt celle de Dostoïevski, mais en esquintant au passage l’exaltation du libre-arbitre que Sartre identifiait dans Crime et châtiment.

 

C’est donc un cinéma doublement mathématique que celui-ci : le film envisage l’histoire comme une équation dont il s’agit de déjouer la logique toute tracée. Mais il y a aussi quelque chose de profondément rationaliste dans la façon dont il opère les variations de points de vue, définissant toujours son angle avec une rigueur sans faille, et passant de l’un à l’autre sans arrêt – comme s’il fallait, pour comprendre philosophiquement et moralement une situation, épuiser toutes les perceptions que l’on peut en avoir. On n’est pas loin de Kurosawa, qui lui aussi entrelaçait les subjectivités pour poser une question analogue, emprisonnant ses personnages avec la même cruauté. Ici, les personnages sont d’ailleurs, comme dans Rashômon, prisonniers d’un maquis conçu comme un grand enclos végétal, où la mort patiente, en jachère.

 

Tout étant donc calculé avec le même scrupule, on craint d’avoir affaire à une sorte de fable-massue, imposant une lecture balisée. Si le film laisse bien ce goût âpre de la sentence sans appel, il faut voir que ses constats appellent une méditation sans limites, pas si loin, donc, d’une recherche existentialiste – qui démonterait, dans un élan hérétique, la définition de la liberté comme essence humaine. De la recherche, l’ancien matheux ne fait d’ailleurs que ça. De la recherche sans routes, donc, dans My Joy. De la recherche documentaire, aussi, quand l’Ukrainien tenait des carnets de voyage où la sociologie, comme le cinéma, n’était qu’expérience. S’emparant, avec Dans la brume, de concepts thématiques (le poids de l’histoire, triste tarte à la crème des fictions de l’Est) pour en faire une pure expérience hypnotique, Loznitsa signe moins un film-monde, en fin de compte, qu’un film-trip. Un film-trip minimaliste, méthodique et ciselé. La mise en scène péremptoire, de même, assassine le libre-arbitre du public comme elle assassine celui des personnages : à toute idée pessimiste  sa traduction esthétique, son coup de matraque visuel. En exigeant à tout prix un alibi, un sens révolutionnaire pour justifier son sérieux marmoréen, on ne voit pas les propositions aventureuses, la folie masochiste du cinéma de Loznitsa, où la dialectique ne va pas sans une certaine expérience de la douleur, et surtout du temps. Relevant le pari fou d’aller identifier le mal à la racine (mais en évitant tout exposé historique et misanthrope), Dans la brume peut simplement s’éprouver comme road-movie horrifique à travers le passé, en apnée dans une nébuleuse de temps où quelqu’un, quelque part, dans la forêt biélorusse, a fait le mauvais choix.

 

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