Huis-clos qui remporta un beau succès sur la scène parisienne, la saison dernière, Cravate club le film ne se pose que mollement la question du passage du théâtre au cinéma. On sent que le réalisateur s’est fixé comme double objectif de suivre au plus près le jeu des deux comédiens -Charles Berling et Edouard Baer, très bien- pour, comme on dit, servir au mieux le texte de l’auteur : Fabrice Roger-Lacan. Ca tombe bien : le texte et les deux comédiens constituent le meilleur de Cravate club. A l’exception de tout le reste ; car, le face-à-face proposé par le film, s’il intéresse par ce qu’il dit -un détail vient déranger le cours normal d’une amitié-, convainc assez peu dans ce qu’il montre : des confrontations à intensité variable, des entrées et des sorties, des montées et des descentes d’escalier.

Le problème du film est peut-être de n’avoir pas tenté une prise en charge plus radicale de la pièce, de n’avoir pas trouvé son espace cinématographique propre. Cravate club n’est ni une modeste captation du spectacle -dont une a été diffusée sur Paris Première- ni non plus du « théâtre filmé » c’est-à-dire du cinéma qui assumerait sa confrontation avec la théâtralité, sa distance face à « quelque chose qui a eu lieu sur scène ». Au lieu de cela, le film hésite entre le genre « psychologique subtil » -les personnages ont le choix entre des silences bien pesés et des dialogues intelligents- ou encore l’ »onirique étrange » -leur duel sado-maso les conduit dans des situations ou des postures décalées, comme la danse improvisée ou encore ce plan suspendu de la fin qui paraît hors du temps. Or, il n’est pas sûr qu’on rende bien compte de la pièce par cet entre-deux esthétique. On n’entend pas des répliques de théâtre comme on entend des dialogues de cinéma : sur scène, les mots frappent le spectateur autant par leur sens que parce qu’ils sortent de la bouche des comédiens ; sur l’écran, un dialogue entre dans un dispositif beaucoup plus vaste, moins nécessaire pour l’existence du personnage qu’au théâtre. Disons qu’au cinéma, le dialogue est une information parmi d’autres sur le personnage, un trait de son caractère, quand au théâtre, il est l’essence de ce qui le constitue et le fait tenir debout. Pour résumer, le film de Jardin a tendance à psychologiser les échanges entre Bernard et Adrien, à les présenter dans un ordre naturel et/ou social des choses alors que, pris dans le texte de Roger-Lacan, ils se situent à un niveau autre, philosophique ; et quand le film essaie de sortir de cette « psychologie pesante » en plongeant les personnages dans un espace décalé, cela ne fonctionne pas parce que c’est le même défaut pris à l’envers.

La principale faiblesse du film de Jardin est sa difficulté, d’une part, à déplacer l’enjeu de la pièce de la scène au studio de cinéma et, d’autre part, à inscrire son propos dans une durée de film. On a trop souvent l’impression que le décor à deux niveaux ouvrant sur le vis-à-vis de la voisine -tiers révélateur de la dégradation des rapports entre Bernard et Adrien- n’a été conçu que pour éviter un face-à-face fixe entre les deux personnages, de même que le hors-champ vers la voisine ou les sorties du décor n’existent que comme ponctuations pour mieux y revenir. Enfin, la question de la durée reste non posée. Le film passe d’un temps à un autre, en substituant -apparemment- un fondu au rideau de théâtre ; la solution est simple mais manque à nouveau ce qui fait la différence première entre le théâtre et le cinéma : l’écoulement de la durée, du temps de l’action Ramassé en un film d’une heure trente, Cravate club se conclut d’une manière banale sur la folie meurtrière d’un des deux personnages. C’est presque une fin de polar ; mais une fin précipitée, insatisfaisante, sans l’histoire pleine de rebondissements qui explique les dénouements tragiques des polars. C’est que la pièce repose entièrement sur un raisonnement philosophique à circuit fermé dont la conclusion ne peut être l’image un peu triviale de la course-poursuite finale. En revanche, le plan final est un bon point de conclusion : plan qui enregistre la présence des comédiens, une des raisons d’être du théâtre, dans un jeu de regard assez faux -mais c’est bien mieux que la mauvaise vérité qui traverse le film- comme ces regards imprécis lancés par les comédiens au public au moment du salut. Le film de Frédéric Jardin ne joue pas assez sur cet indistinct statut du personnage de théâtre qui est une des questions posées par la pièce d’origine.