« Séparer la flûte et le hautbois, je ne suis pas d’accord » (au sujet de l’équilibre des pupitres) ; Mitou cherche « le gros scotch en tissu » (pour réparer les partitions) ; la secrétaire s’arrange par téléphone avec son oculiste, pour une ordonnance (le chef d’orchestre invité n’a pas ses lentilles). Ils sont musiciens, chargés de la sécurité, des pupitres, des partitions, administrateurs, secrétaires, ingénieurs du son, chefs, commentateurs radio, compositeurs. Tous travaillent pour l’Orchestre de Paris (à l’époque sous la direction de Christoph Eschenbach). On ne les voit ni manger, ni boire, ni donner des interviews, ni gloser sur ce qu’ils font. Treilhou ne filme rien d’autre que leur travail au quotidien et ce qui va avec, le jargon et les maniaqueries, les absurdités de professionnels préoccupés. Elle montre, montre, montre la fourmilière, n’oppose jamais l’envolée musicale à la basse tâche administrative, la matérialité de l’orchestre à la spiritualité de la musique. Décision de montage, décision de mixage. L’effervescence et le bruit autant que la musique – il ne faudrait pas qu’on se crût au Ciel. La musique s’élève, gonfle en volume et en intensité, et c’est soudain un bureau qu’en sourdine, elle n’enfièvre pas. Ses précédents documentaires (En cours de musique – 2000, Les Métamorphoses du choeur – 2004) s’attachaient encore à un personnage central (le prof de piano, la chef de chœur) et s’orientaient vers le but de l’apprentissage (la représentation de fin d’année). Couleurs d’orchestre est résolument sans centre, sans progression narrative, plus concret et plus abstrait.

A force de description brute, et c’est extraordinaire, la réalité prend une autre dimension. Le film présente l’idéal d’une communauté à l’oeuvre, puisque tous s’unissent dans une sorte de concert utopique. Traditionnellement, les anges du Paradis sont montrés en train de jouer de la musique. Ici, les travailleurs de l’Orchestre passent leur vie coupés de la lumière naturelle, « en bas » c’est-à-dire en enfer. L’ancrage, inattendu, a quelque chose d’inquiétant. Ceux du sous-sol semblent ne plus connaître la vie au dehors. Ils sont à part, sans besoins vitaux autres que celui de s’alimenter d’Orchestre. Anges ou bêtes ? Pour son intensité, pour sa claustrophilie, cet autre monde, avec ses règles et sa passion de base, fait monter une fièvre obsidionale. Non parce que ces hommes-taupes nourriraient une psychose collective à l’encontre de l’extérieur, mais parce que l’idéal est enterré. C’est un modèle enclavé, à l’échelle d’un micro-monde : retranché et menacé comme dans un film de science-fiction.

Le moment le plus effarant, c’est lorsque paraît la lumière naturelle, dans le seul plan orienté vers l’extérieur. Tout là-bas, au fond, une porte en verre dépoli laisse passer dans son halo aveuglant des silhouettes fantomatiques. Dans une zone médiane qui semble immense, un tapis rouge absorbe la lumière indirecte. L’avant-plan reste dans les ténèbres. Dans quelle caverne sommes-nous plongés ? Et de quelle réalité extraits ? Enfer antique ou chrétien, abri souterrain, protection contre une société menaçante ou préfiguration d’une société à venir, caverne platonicienne ou paradis inversés : c’est à tout cela que Couleurs d’orchestre fait penser.

Très suggestif, Couleurs d’orchestre reste cependant contenu dans les limites concertées d’une description. Faire du cinéma, pour Treilhou, c’est exiger de soi-même une attention soutenue et résolument démocratique à tous les éléments d’un ensemble, et, à force d’attention, toucher grand. Plan final : les concertistes vont sur scène mais on ne les suit pas, on reste derrière le rideau avec les vigiles. Sur qui les cerbères veillent-ils ? Que surveillent-ils ? On ne saura jamais ce que captent leurs oreillettes : la musique dans la salle, ou l’écho du monde extérieur ? Le poème du souterrain, ou la dure réalité du monde ?