La question posée par le nouveau film de Wes Anderson à quiconque aime sans retenue Rushmore, La Famille Tenenbaum ou La Vie aquatique, est celle, plus que de la fidélité, de la continuation d’un goût pour un cinéma qui, là, vient de poser clairement une limite. Faisons un peu de politique des auteurs à l’ancienne : il y a dans le nouveau film de Wes Anderson, c’est sûr, de quoi ranimer, ou plutôt entretenir la flamme. La maestria smart du dandy texan est intacte, mais il y a aussi quelque chose de moins agréable, non pas une tendance, mais une donnée de départ qu’il faut intégrer bon gré mal gré. Le temps d’un plan d’ouverture génial (une caméra surplombante qui cherche sa voie avant de plonger en zoom sur un taxi fonçant parmi le trafic d’une rue indienne), on a le pressentiment que le cinquième long-métrage de Wes Anderson va aisément se hisser à la hauteur des autres. D’autant qu’à ce premier plan succède une idée divine : arrivé à la gare, Bill Murray sort du taxi, court pour attraper le train qui s’en va, mais se voit doubler sur le quai par Adrian Brody, plus rapide. Celui-ci parvient à sauter dans le train, quand Murray, essoufflé, s’avoue vaincu. Avec qui le film va-t-il rester, Murray ou Brody ? Rester sur le quai, monter dans le train ? L’éternel This time tomorrow des Kinks donne la réponse : nous voilà dans le train, et le film est lancé. Il se fut arrêté aussitôt, nous aurions eu un merveilleux court-métrage. Tout aussi beau que Hôtel Chevalier, un véritable court celui-là, qui sert de préambule à Darjeeling limited, et que Wes Anderson a tourné à Paris, dans une chambre d’hôtel, avec Jason Schwartzman et Natalie Portman. Admirable (le court-métrage) ou semi-raté (le long) ce double programme annonce le point charnière où est parvenu le cinéma de Wes Anderson.

A bord du Darjeeling Limited narre l’épopée de trois frères en Inde, où à l’initiative de l’un d’eux, et à la suite du décès de leur père, ils vont visiter leur maman recluse dans son trip baba, et qui les a abandonnés depuis des années. Dans Un Barbare en Asie, Michaux écrivait : « en Inde, tout est religieux ». De cette religiosité suintante et inquiétante, Anderson ne fixe rien, préférant le cliché d’un pays entièrement gouverné par une spiritualité qui se révèle, sous sa caméra, exotique – le pire défaut pour un film pareil. Troublant aussi, ce détail qui frappe et n’en est pas un : pas un seul des Indiens que la fratrie croise sur son chemin ne dodeline de la tête. Les Indiens ont cette délicieuse habitude de pratiquer ce mouvement fluide des cervicales en signe d’attention et d’approbation. Une Inde sans tête qui bouge, ce n’est pas vraiment l’Inde. Les deux seuls Indiens qu’Anderson filme vraiment sont la jolie serveuse du train (qui fume et baise avec Jason Schwartzman entre deux portes) et son sikh de mari, que l’on connaît bien, puisqu’il s’agit de Waris Ahluwalia, l’un des marins de la Zissou team. Détail très révélateur, qui dessine un périmètre insulaire autour du film : autrement dit, on ne se dépare jamais de l’impression que Wes Anderson, plutôt que de se confronter au pays réel (ce qui est a priori le but du road movie à l’étranger), n’a fait que transporter de New York au Rajasthan la cloche sous laquelle il tient son petit monde. Malgré, on insiste, ses plus beaux moments, la pilule est dure à avaler : Darjeeling limited ressemble trop au voyage d’un petit bourgeois en goguette qui, appareil photo en bandoulière, ne voit rien de ce qu’il a sous les yeux, sinon ce qu’il y a d’écrit sur sa brochure touristique imprimée à domicile.

Tableau noir qu’il faut relativiser. Le système Anderson avait livré, avec La Famille Tenenbaum puis La Vie aquatique ses deux accomplissements terminaux. La bifurcation, le fusil qu’on change d’épaule, étaient devenus impératifs. Si l’hypothèse d’une régénération par le voyage échoue, une autre plus discrètement fait jour, dans le film et surtout dans Hôtel Chevalier, qui restera l’un des plus beaux et les plus émouvants morceaux de la filmo de Wes Anderson (à tel point que, projeté avant Darjeeling limited, il en rend difficile l’accès, tant on reste sur le coup de l’émotion). Cette hypothèse, c’est la peau. Les personnages de Wes Anderson sont toujours costumés, déguisés. Et leur raideur farfelue, équidistante du ridicule et d’un héroïsme détaché, volant tel un rapace par-dessus les contingences et le pathétique de l’existence, leur interdit d’une certaine manière le sexe. Anderson n’a jamais touché au sexe, ni montré la mise en scène du désir autrement que par le biais de l’anomalie et son traitement amorti par la désincarnation (l’écart d’âge dans Rushmore, le pseudo inceste de La Famille Tenenbaum, l’histoire du fils Zissou et de la reporter dans La Vie Aquatique, et la figure de la femme enceinte). Ici, dans Hôtel Chevalier, qui fixe avec superbe les retrouvailles de deux amants, on voit un peu de cul, et ça fait du bien. Pareil avec la scène de baise dans le train indien. Cette trivialité, douce et légère, nouvelle chez Anderson, est une grande respiration pour un cinéma toujours engoncé dans une espèce de corset existentiel qui raidit les personnages. Et plus encore : non seulement on voit de la peau, mais Anderson insiste sur ses blessures (les mystérieux bleus sur la peau de Natalie Portman, la gueule cassée d’Owen Wilson). Aussi, après le semi-échec de l’échappée belle vers l’inconnu (l’expédition en Inde), parions que Wes Anderson vient de trouver là une nouvelle profondeur. C’est un plus grand voyage qui l’attend encore, le corps comme paysage plus rugueux que les rochers du Rajasthan.