Si le coffret rassemblant l’ensemble des films écrits, tournés, montés, produits par les groupes Medvekine entre 1967 et 1974 est un événement éditorial, c’est d’abord qu’ils étaient quasi invisibles jusqu’ici, voués à la distribution aléatoire des circuits de festivals ou à une diffusion télé encore plus hasardeuse lors d’une programmation thématique providentielle à une heure avancée de la nuit. Or, cette invisibilité qui tient au statut économique de ces films -autoproduits, visant avant tout un public de travailleurs- et à leur contenu politique -une dénonciation tous azimuts de la société capitaliste- est d’autant plus dommageable qu’elle participe de la leçon politique enseignée par ces films : le cinéma est « un instrument de classe » comme un autre qui, de la fabrication à la distribution, contrôle sa chaîne de production, balise son imaginaire, ne laisse rien au hasard.

Ce constat terrifiant, voire terroriste rappelle la claque reçue il y a quelques mois en voyant -également pour la première fois- les films de Guy Debord (coffret Debord) avec lesquels les ouvriers-cinéastes medvekiniens entretiennent plus d’un point commun : primo, que la machine cinéma est toujours politique ; secundo, que faire des films, c’est renverser l’ordre autorisé des images ; tertio : que tous les moyens sont bons pour créer ce désordre, entendez toutes les grammaires. C’est ce qui donne aux films militants des Medvekine comme à ceux de Debord cette rareté d’un art du cinéma où se croisent politique et esthétique, expérience formelle et enquête de terrain, force d’agir et mélancolie méditative.

Or, cette rencontre inédite entre le sujet social des films, leur impulsion militante -la plupart des ouvriers-cinéastes sont cégétistes et filment dans un but de dénonciation- et leur forme indépendante, libre, expérimentale, insolente est ce qui marque le plus. Alors que dans le PAF actuel, les sujets de société se suivent et se ressemblent, sous le format type des 52 minutes grand public, censés ouvrir le débat, les films Medvekine s’ancrent dans l’utopie d’un cinéma documentaire qui réinvente le réel en partant de lui. Réinventer le réel veut dire lui donner force d’imaginaire, ne pas le rabattre sur sa formule sociologique, brouiller les frontières entre documentaire et fiction. Filmer l’usine pour la première fois depuis les frères Lumières. Filmer les ouvriers mieux encore que Duvivier dans La Belle équipe. Alors le plomb de la réalité imposée -par le système social, patronal- devient l’or de la réalité filmée, mise en scène, inventée. Alors, le visage d’une ouvrière qui dit sa joie de militer (inoubliable Suzanne Zedet dans Classe de lutte) rappelle le Cassavetes de Shadows et de Faces ; le témoignage déchirant d’une autre ouvrière qui dit sa douleur de vivre dans la gueule de bois de l’après 68 ( dans Avec le sang des autres) renvoie aux personnages les plus irréductibles des plus grands cinéastes français : Varda, Pialat, Eustache, Garrel. Quant aux mots dits par ces travailleurs qui nous exposent leur condition de vie, ils atteignent parfois à un sublime que seule la poésie -celle de Rimbaud- a atteint; par exemple, la voix de Christian Corouge sur des images de chaîne dans Avec le sang des autres : « C’est pas si simple de décrire une chaîne…Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi ? Je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans, j’ai été premier à l’école…Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ca me fait mal aux mains. La gamine quand je la change, je peux pas lui dégrafer ces boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains ».

« Qu’est-ce que la paix sociale, sinon une guerre de basse intensité ? » : rarement une production cinématographique aura illustré ce postulat avec plus de force et d’élégance que l’oeuvre des Medvekine. Haute intensité. Puissance de portée intacte.