Le cinéma de Terence Davies valait jusqu’à présent pour son rapport à la mémoire, souvenirs d’enfance imprégnés de lumières et de couleurs douces, magnifiés par la nostalgie sensible et le talent pictural du réalisateur. Après avoir superbement adapté La Bible de Néon de John Kennedy Toole sans vraiment changer d’univers, Davies s’empare d’un roman d’Edith Wharton et renonce à ses méandres narratifs pour s’attacher à un récit plus classique. Chez les heureux du monde suit ainsi la destinée tragique de Lily Bart (Gillian « Scully » Anderson), jeune femme qui ne parvient à se conformer ni à son époque (1905) ni à son monde (l’aristocratie new-yorkaise). A plus de 30 ans, Lily est en effet toujours célibataire et, malgré sa beauté, peine à trouver un époux à son goût. Suite à un concours de circonstances, elle sera soupçonnée d’entretenir une liaison avec un homme marié avant d’être déshéritée et exclue de la vie mondaine…

Lily Bart est une figure de l’esquive, fuyant sans cesse l’événement sur le point de se produire. Ainsi, à chaque fois que l’héroïne se retrouve à l’orée d’une histoire, la voici qui recule, consciemment ou non. Du coup, rien ne se passe : les espoirs s’avèrent sans lendemain, les prémices amoureux sans suite. Et Lily reste seule, prenant les bonnes décisions au mauvais moment et vice versa. Rien de plus difficile à filmer que ce qui n’a pas lieu, ce qui aurait pu (dû) advenir si le contexte (voire un regard, une réplique) avait été différent. Parce que ce qui fait sens, dramaturgiquement parlant, relève alors de l’inachevé, ou, pire, du hors-champ, domaine que l’écriture sait évoquer avec infiniment plus d’outils que le cinéma. Davies se retrouve ainsi bien en peine de traduire l’illusion d’une action et le manque qui en découle, se contentant de suivre une série de péripéties qui vont certes provoquer la chute de Lily, mais qui, à l’écran, paraissent aussi superficielles qu’ennuyeuses. Conversations entre gens de la haute société, promesses d’une liaison qui ne se confirmeront jamais, voyages aux maigres rebondissements, personnages sans densité : pendant près de deux heures, Chez les heureux du monde ressemble à un élégant théâtre de la vanité devant lequel le sommeil guette.

C’est seulement lorsque la déchéance de Lily devient évidente et visible que le film commence à prendre de l’ampleur. Soudain confrontée au monde du travail, abandonnée par tous, malade et dépressive, la jeune femme dévoile une fragilité qu’on ne lui soupçonnait guère et se révèle assez bouleversante (saluons à ce titre l’étonnante performance de Gillian Anderson, à qui le masque de tragédienne sied à merveille). Dommage qu’il faille attendre les dernières séquences pour comprendre les intentions de Davies, jusqu’alors incapable de nous faire partager la détresse et l’humanité de son héroïne.