Des sueurs froides

Au critique français qui lutte déjà les soirs pour garder sa chemise dans son pantalon et ne pas renverser sa vodka-pomme, les journées du festival offrent d’autres occasions de se faire des sueurs froides. Notamment quand le sujet ou la manière de certains films ouvrent sous ses pieds un terrain glissant, et le risque sérieux d’y trébucher en écrivant des âneries fatales. Par exemple, la Shoah (dans Le Fils de Saul, évoqué ci-dessous). Pas facile, la Shoah. Pas facile pour le critique français, sur les épaules de qui pèse une tradition morale aussi précieuse que tétanisante, perchée comme une épée de Damoclès au-dessus du moindre travelling. Autant dire que quand Le Fils de Saul révèle à son entame un dispositif qui donne l’impression de prendre le joystick d’un First Person Auschwitz, tous les voyants virent sans délai au rouge. Sauf que le film se révèlera vite plus fin et précautionneux qu’il n’en a d’abord l’air, mais sans non plus se laver jamais complètement du soupçon auquel il s’est d’emblée exposé : pas facile, donc. Pas facile non plus de se dépatouiller, devant The Lobster (le troisième film de Yorgos Lanthimos, dont nous parlerons demain), de l’impression de retrouver là toute une arrière-boutique de tendances un peu infâmantes (comme dans Canine ou Alps : grosse allégorie qui tâche, goût immodéré pour les scènes de châtiments sadiques), et en même temps de l’assurance que le film jouit d’une inspiration unique et parfois vraiment remarquable. Ne reste alors, pour le critique déjà fatigué, que le secours de l’évidence : Le Fils de Saul et The Lobster sont de beaux films.
JM

Un grand vacarme métallique

Avec Le Fils de Saul de László Nemes, la compétition ouvre le gros manuel d’histoire, chapitre camp de la mort, pour une plongée immersive et en couleurs à Auschwitz-Birkenau. D’emblée, le film agrippe le spectateur, pour ne plus le lâcher : au fil d’un plan séquence agité, on suit un visage à la fois impassible et alerte qui se faufile comme une souris à travers la cacophonie génocidaire, agissant ça et là, étrange rouage d’une machinerie dont la procédure se dévoile uniquement en arrière-plan. C’est la première force du film : refuser d’adopter, face à l’abomination de son sujet, une posture d’observation hébétée et solennelle. La solution finale est là, elle est partout, mais elle reste floue : la mise en scène ne s’y attardera pas, ne l’auscultera jamais. Durant 1h45, le grand abattoir concentrationnaire est réduit à une sorte de vacarme métallique, fait de machines qui grondent et de pelles qui raclent le sol, brouhaha perpétuel au milieu duquel le cinéaste tente de rendre audible une histoire intime — celle de ce visage dont la caméra ne quittera quasiment jamais les contours, et qui est celui d’un Sonderkommando. Mais cette histoire intime acquiert rapidement une valeur symbolique, puisqu’il s’agira pour le protagoniste de prendre tous les risques afin d’enterrer un enfant, qu’il dit être le sien. Rendre à la mort sa dignité au cœur de la fournaise (« tu as abandonné les vivants pour les morts », dit-on à Saul), soustraire un corps à l’amnésie d’un charnier indistinct, c’est l’entreprise à la fois dérisoire et insensée menée tambour battant par ce survivor en éboulement constant, lequel fascine de bout en bout sans jamais convaincre complètement. Reste qu’en ce début de festival c’est, après Mad Max Fury Road, un second grand film de folie pure, un autre portrait mutique tramé dans les secousses d’une cavalcade morbide. Sauf qu’ici, même les fous ne survivent pas.
LB

Un vieux singe et une fausse ingénue

Alimenté par un générateur de scénarios qui semble inépuisable, Woody Allen revient sur la Croisette pour une nouvelle lutte des sexes et des générations. Comme dans Magic Moonlight, l’arc de cet Irrational Man est tendu autour d’un dilemme purement mathématique : qui, de la fausse ingénue ou du vieux singe, fera la leçon à l’autre ? Le plaisir modeste de ce face-à-face tient à la belle cohabitation que la mise en scène maintient entre comédie romantique et thriller sophistiqué, entre les yeux de chouette d’Emma Stone et la bedaine 100% naturelle de Joaquim Phoenix. Malgré un habillage inchangé et toujours aussi engageant (dialogues ciselés, lumière radieuse et jazz pétillant), on dirait que ce cinéma cherche lui-même à se dévitaliser, défaisant l’intrigue de sa chair romanesque et réduisant la profusion mondaine à peau de chagrin. Ici, le récit épure sa mise en place et sa résolution au point d’en dévoiler totalement la mécanique arbitraire. Mais si Allen continue de jongler avec ses propres poncifs comme un vieux clown triste, il n’en demeure pas moins un habile homme de spectacle : conscient qu’on connaît ses tours par cœur, il s’amuse chaque fois plus à nous en expliciter les secrets.
LB 

Du rab de Mad Max

Avec son démoniaque et quotidien embouteillage de projections, Cannes est toujours à double tranchant : impitoyable pour les petits films (effacés avant même d’avoir été vraiment vus), l’effet-Cannes accélère aussi la digestion des œuvres colossales présentées en début de festival. Et Mad Max : Fury Road est clairement de celles-là. Raison de plus pour redire à quelle hauteur expressive George Miller a su élever son cinéma. Car, au-delà du film d’action dont il établit un nouvel étalon, le cinéaste australien rappelle qu’il vaut toujours mieux avoir fait ses humanités pour injecter une puissance plastique inouïe à l’intérieur du barnum hollywoodien. À cette aune, son dernier film vaut comme une étourdissante représentation du corps humain – ou ce qu’il en reste une fois jeté dans la grande machine à vision que sait être parfois le cinéma. Soit : un tiraillement fondamental entre le corps démembré, littéralement éparpillé par la bombe cinétique du montage, et sa possible renaissance en une figure individuée et archétypale. S’il y a bien là un projet commun à l’ensemble des Mad Max, dans cette volonté d’observer l’émergence d’un héros au-dessus d’un bouillon d’anarchies primitives, Miller ne s’intéresse cette fois-ci qu’à sa pure représentation figurative en dialoguant avec des imaginaires picturaux. Et c’est d’abord à ceux du Moyen-Âge que le film fait penser, avec ses figures et ses renversements de carnaval, son ballet de corps monstrueux risquant à tout moment de disparaître dans la communion sanglante des chairs ou la fusion avec la matière minérale du désert. Mais à cette expression entropique du corps humain ouvert et malléable, fait de la même glaise que le monde, Miller, qui fut médecin dans une vie précédente, et probablement un Maître de la Renaissance dans une autre, oppose ses obsessions de thaumaturge et son désir de recoudre les chairs pour célébrer l’existence des individus. Tout le film peut être ainsi vu comme une bataille figurative entre la puissance amorphe du vivant et le désir tenace de tracer à l’intérieur des singularités en distinguant des âges, des sexes et des affects. Il suffit ainsi d’un plan à Miller pour dépouiller son héros d’une armure de sable et le lancer sur le chemin de son identité. Un seul plan, là où d’autres auraient filmé pesamment tout un interminable scénario.
GO

Encore un peu de rab

« Bien sûr, c’est ahurissant de se retrouver à Cannes alors que Mad Max est né avec la vague « ozploitation », qui était un peu infréquentable à l’époque. Il y a de quoi être heureux, mais nous avons beaucoup douté de la légitimité de ce retour. Comment ce vengeur archaïque, quasiment animal, allait-il trouver sa place dans l’ère des comics, avec leurs superhéros lumineux et leurs mythologies complexes ? Le storytelling de George est plutôt à rebours de tout cela : en privant Max de la parole, il cherche à lui donner une portée universelle, à en faire ce « héros aux mille visages » dont parle Joseph Campbell. Depuis l’abandon du projet originel avec Mel Gibson au début des années 2000, dû notamment au climat post-11 septembre, on pensait avoir raté le coche. Mais avec l’histoire de cette humanité qui s’étripe pour quelques litres d’eau, on a trouvé le moyen de raccorder le récit à l’époque, et à son insécurité économique. Et puis, au-delà du contexte géopolitique, je crois tout simplement que le cinéma de George est  aujourd’hui mieux compris. Du moins vous, en Europe, avez saisi qu’en Max, Happy Feet ou en Babe, sommeille le même héros aux mille visages. George prend l’idée de voyage et de mouvement très au sérieux, même quand il filme un cochon. C’est ce qui, à mon sens, fait de lui un auteur libre et décomplexé, parfois tellement fidèle à sa vision qu’il se coupe du public – c’est ce qui est arrivé à Babe 2, qui était un peu trop sombre pour la jeunesse. Mais quand j’entends que ce réalisateur japonais, Sono Sion, cite Babe 2 comme film de chevet, alors tout va bien. Il faut que je le dise à George, d’ailleurs, il va rire ».
(Doug Mitchell, producteur de George Miller depuis Mad Max : au-delà du dôme du tonnerre propos recueillis par Yal Sadat)

Argentine / France : 1/0

Peu d’Argentins cette année à Cannes, probablement en raison de la présence française. Non que les deux Républiques se chamaillent, mais les deux cinématographies ont tendance à se tirer la bourre dans le registre du naturalisme social. À la France, le peuple retrouvé des chômeurs et des immigrés. À l’Argentine, le peuple perdu d’un pays en voie d’anomie. Au final, l’Argentine gagne toujours, en misant sur l’opacité de ses personnages plutôt que sur leur improbable sentimentalité politique. C’est le cas dans Paulina de Santiago Mitre, vu à la Semaine de la Critique. Son héroïne se choisit un destin dont les motivations nous restent cachées, mais pas de petit secret ici, ni d’affreuse allégorie politique. Juste le portrait d’un entêtement. On pense bien sûr à Trapero dont Mitre fut le scénariste. Mais le film pêche tout de même par sa mise en scène, trop démonstrative, agitant le chiffon des performances de ses comédiens, tous excellents il est vrai.
GO

Chronic’art recrute

Au deuxième jour de la compét’, Les Inrocks perdent la tête du classement et rejoignent Le Figaro en deuxième position. Aucun commentaire de part et d’autre. Et c’est Philippe, pourtant mal parti hier, qui remporte la manche pour Grazia après une remontée fulgurante. « C’est d’abord une victoire collective », a-t-il déclaré modestement, précisant que « rien n’aurait été possible sans Oumar ». Bravo à eux deux.

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