Une guerre sainte

Qu’on nous permette ici d’aborder, modestement, une question de sécurité nationale : le plan vigipirate cannois est-il optimal ? Une pointe d’angoisse nous parcourt l’échine à chaque fois que les vigiles du palais, en dépit du « bip » que font invariablement nos poches sous le passage de leurs détecteurs, nous ouvrent l’accès des lieux avec un sourire délicieux : à l’évidence, on pourrait aller voir Mad Max muni d’une grenade au napalm que ça ne dérangerait pas Pierre Lescure. Pas très rassurant en ces temps troublés. Heureusement, le film a de quoi nous rassurer – ou plutôt son héros, Max, dont on a découvert ce matin le violon d’Ingres : son truc, quand il ne traque pas des pillards violeurs et violents, c’est de déradicaliser les guerriers fanatiques – en l’occurrence, des adeptes d’un leader tribal supposé mener ses ouailles tout droit au « Valhalla », au nom de quoi ils sont prêts à mourir façon Viva la muerte. Bien sûr, comme en 1981, Max n’agit d’abord que par intérêt (« te fatigue pas, ce qui m’intéresse c’est l’essence et rien d’autre ! »). Comme en 1981, il se laisse découvrir pas à pas, en peu de mots et toujours au gré d’une fuite continuelle et tonitruante, une cavalcade qui rend le langage parfaitement superflu, résumant à elle seule notre appétit pour le cinéma d’action tel que le burlesque muet l’avait inventé. Max parle à peine davantage que Johnny, le mécanicien de la furieuse Générale, et il est d’ailleurs le seul héros contemporain apte à rivaliser dignement avec ce prestigieux aïeul. C’est que George Miller s’impose lui-même comme l’unique véritable héritier de Keaton, ringardisant une foule de petits maîtres de la vitesse qui, malgré leur virtuosité, n’ont jamais réitéré l’exploit du Mécano : faire grossir le portrait romanesque d’un personnage depuis les seules péripéties de son corps, fonçant sans jamais s’arrêter pour faire jaillir en même temps un opéra, un western ardent et un conte moral monté sur jantes rouillées. Mais parce qu’un génie s’écarte toujours de ses modèles, Miller troque l’accompagnement au piano contre un concert de stade en bonne et due forme, un grand moment de heavy metal strident, sublimé par une scénographie steampunk monstrueuse et médiévale – en somme, le fantasme opératique qui infusait déjà Mad Max 2, et que George Miller réalise pleinement trente-quatre ans plus tard. Il a eu soixante-dix ans en mars dernier.
YS

Un indice

À quoi reconnaît-on un film roumain (par exemple L’étage du dessous, De Radu Muntean, à Un Certain Regard – pas mal) ? Réponse : au bruit que fait l’électroménager. Lequel bruit, persistant, doit moins à l’acoustique des appareils qu’à la dramaturgie de ce cinéma identifiable au premier coup d’oreille. Dans le cinéma roumain, en cuisine le frigo fait « zzzzzzzz », au salon l’ordinateur fait « rrrrrrrr », et dans l’entrée le lino le bruit que fait le lino quand on rentre un peu las du travail et que la lassitude parle dans la lourdeur des pas. Entendons-nous : c’est une qualité. Et une marque de cette nouvelle vague roumaine déjà plus très jeune, où parle presque toujours le même souci doucement architectural, une manière de dessiner précautionneusement les contours physiques d’un petit théâtre moral du quotidien – une chambre d’écho des passions tristes. Avez-vous déjà entendu un frigo dans un film français ou américain ?
JM 

Une bonne pâte

Passer d’une grand-messe sous le soleil de l’outback (Miller) à un cours de cuisine au pays du Soleil-Levant (Kawase) : transition cannoise typique, plutôt étourdissante, encore que Kawase, elle aussi, ait nourri jadis des visions opératiques à sa manière. Mais celles-ci se sont un peu éventées au fil du temps (surtout depuis Hanezu, l’esprit des montagnes), et An choisit a priori un bon terrain pour atténuer encore un peu ses désirs de grandeur. Ici, l’épicentre du monde est une sympathique gargote où l’on prépare des dorayakis, une spécialité à base de pâte de haricot. C’est plus fort qu’elle : Kawase cherche dans cette pâte compacte un tremplin pour de nouvelles envolées lyriques sur l’être humain, l’amour, le sentiment d’impermanence, lorgnant vers un panthéisme flagada qui lui fait quitter les fourneaux pour aller virevolter au gré du vent et se frotter béatement aux troncs d’arbres, again.
YS

Un bon pâté

Tale of Tales, tout un programme : le conte des contes, le conte au carré donc, voué à dépecer laborieusement les histoires de rois et de princesses pour démontrer qu’elles sont en fait composées de pulsions de mort, de cul, de sang et de névrose. Ah, vraiment ? Merci Matteo Garrone, à dans trois ans à Cannes.
YS

Une morale de garçon

Dans L’ombre des femmes, qui est sublime et qui faisait aujourd’hui l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, un motif domine qui a traversé le cinéma de Garrel mais n’avait jamais été formulé si clairement. C’est une loi de l’injustice sentimentale, qui tient en une formule : en amour, ce que l’on exige de l’autre, on ne l’exige pas de soi-même. Pierre (Stanislas Merhar) et Manon (Clotilde Courau, géniale) sont en couple et travaillent ensemble. Pierre rencontre Elizabeth (Lena Paugam, pure créature garrelienne) qui devient sa maîtresse, et lui apprend un jour que Manon elle-même a un amant, ce que Pierre ne supportera pas alors que lui-même ne quitte pas Elizabeth. C’est que Pierre est convaincu par sa morale de garçon : dans un couple, l’homme peut avoir une maîtresse, mais la femme n’a pas le droit d’avoir un amant. Toute la beauté du film tient dans sa manière tout à fait sereine de capter, depuis l’intimité du couple, ce caractère fondamentalement injuste, instinctif et idiot des sentiments, qui fait toujours primer ce que l’on ressent sur ce qui est juste. Et le style de plus en plus elliptique de Garrel (le film est d’ailleurs étonnamment court) parle pour une autre injustice, qui condamne les histoires d’amour à s’évaporer – donc ici à disparaître au gré des caprices du montage. Ce montage, comme celui de La jalousie, érafle les yeux. Et comme dans La jalousie, les dernières minutes de L’ombre des femmes se diluent, malgré tout, dans une forme d’euphorie blanche : quelques secondes de bonheur en deux plans conclusifs qui voient Courau et Merhar exploser de joie et laisser le fin mot de l’histoire à la part lumineuse du cinéma de Garrel. C’est d’ailleurs sur une image semblablement apaisée que Desplechin termine Trois souvenirs de ma jeunesse, lui aussi présenté à la Quinzaine. Ce n’est peut être pas un hasard au fond si Garrel et Desplechin se retrouvent côte-à-côte, avec des films qui viennent rappeler combien leur cinéma est travaillé par la différence sexuelle, et parle une langue de vieux garçon d’autant plus précieuse qu’elle reste obstinément sourde à l’esprit du temps.
MJ

Chronic’art recrute

Nous inaugurons, donc, une nouvelle rubrique. Une rubrique ludique, mais qui marque aussi une belle avancée dans la gestion des ressources humaines. Cannes représentant la plus grosse concentration annuelle de critiques cinéma, et Chronic’art ayant décidé, en raison d’un budget plus confortable que jamais, de grossir ses rangs, nous allons profiter du festival pour embaucher. Et donc, fatalement, débaucher chez la concurrence. C’est un peu rude, mais comme dirait Stéphane Brizé, c’est la loi du marché. Qui va remporter ce prestigieux sésame parmi : Isabelle Regnier (Le Monde), Julien Gester (Libération), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Gaël Golhen (Première), Vincent Malausa (Les Cahiers du cinéma), François Grelet (Technikart), Philippe Azoury (Grazia), et Eric Neuhoff (Le Figaro) ? Jour après jour, nous évaluerons le potentiel de chacune de ces fines plumes en leur demandant de noter pour nous les films de la sélection.

Au bout de cette première manche, Jean-Marc fait un démarrage fulgurant et prend la pôle position avec un quasi sans-faute. Contacté par téléphone, il n’a pas caché son émotion, mais n’ignore pas que la route est encore longue vers la victoire.

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