Prendre à l’aube et à la gare de Lyon un train bondé mais calme, s’y endormir doucement puis se réveiller sous le soleil du Sud dont la caresse, une fois passée la gare d’Avignon, insiste doucement à travers les vitres, sentir monter sur la peau réchauffée le frisson dérisoire suscité chaque année par cette villégiature dans le plus grand festival de cinéma du monde, arriver parfaitement à l’heure, sous un soleil haut et dans la foule onctueuse de festivaliers beaux et souriants, rejoindre à pied la villa Chronic’art qui, cette année particulièrement, sent le pin et la lavande, s’y rafraîchir un peu puis prendre, heureux, le chemin du Palais des festivals. Et finir en salle Debussy devant un film français, où Sarah Forestier crie en jogging dans un bureau glauque avec les dents d’Alain Pacadis. Bonjour Cannes.

Avant d’en dire un peu plus sur ce film, celui d’Emanuelle Bercot, qui fait ce soir l’ouverture du festival, un mot de ce qui vous attend ici, où nous vous donnerons rendez-vous pendant dix jours. Ce sera, comme on dit, une couverture ex-cep-tion-elle. Ne serait-ce que parce que nous serons pas moins de cinq, quotidiennement dévoués au compte-rendu des films et du reste, lequel compte-rendu prendra la forme, plutôt que d’une série de chroniques, d’un panier garni d’impressions. Nous serons même encore plus nombreux que ça, puisque nous avons décidé d’inviter chaque jour nos concurrents et néanmoins amis du Monde, de Libération, des Cahiers du cinéma, des Inrockuptibles, du Figaro, de Grazia, de Technikart et de Première, à exprimer ici le point de vue de leur journal, et à participer à un grand jeu dont nous vous révélerons le principe demain. Autant dire que cette année, vous allez être gâtés.

Gâtées aussi, donc, les dents de Sarah Forestier dans La tête haute d’Emmanuelle Bercot. Ça mérite la Palme de la prothèse, et c’est ce qu’on appelle un détail qui tue – d’autant que le maquilleur, sur sa lancée, a trouvé malin de lui rajouter une couche d’impétigo pour les dernières scènes. C’est heureusement le seul, dans un film qui n’est pas non plus honteux. Mais on ne peut pas dire que Thierry Frémaux lui ait vraiment fait un cadeau en plantant sur sa sélection le fanion du « film qui dit des choses importantes sur la société d’aujourd’hui » – c’est ainsi qu’il fut annoncé. Parce qu’à le considérer sous l’angle de son discours sur la société d’aujourd’hui, on risque de trouver un peu maigre sa ration de breaking news, même s’il met beaucoup d’application à dire que : la CMU c’est un peu juste pour avoir un sourire Colgate ; la violence engendre la violence, particulièrement chez les enfants ; les services sociaux se démènent, mais, hé, c’est pas facile. Suivant la carrière de délinquant d’un adolescent mal né que sa rage ramène métronomiquement dans le bureau d’un juge pour enfant (Deneuve, évidemment très bien), La tête haute évoque forcément Polisse, dont Bercot était la co-scénariste, et ce particulièrement au moment de se conclure sur un éloge sans ambiguïté (et néanmoins relativement émouvant) des petites mains de la République. Son film a plus de métier, ce qui n’est pas à son avantage – l’autre avait pour lui cette espèce d’idiotie sauvage du cinéma de Maïwenn. On aurait pu s’attendre à pire, ayant en tête le souvenir de précédents films nettement plus embarrassants (Backstage ou Elle s’en va, portés par une même passion scolaire pour la populace), mais on la sent tout de même un peu perdue dans l’immensité qui s’ouvre entre les deux horizons de son film : d’un côté Wiseman, de l’autre Numericable. Et le film a vite fait de pencher du côté du deuxième, celui du reportage de société couillu avec adolescent furax qui envoie valser les dossiers du juge en insultant la maman de tout le monde. Or, évidemment, impossible de rivaliser avec ce genre d’images, qui, aussi obscènes soient-elles, ont toujours pour elle ce petit frisson de réel qui ne peut que faire défaut ici. Bercot vise avec application un balancement violence / émotion (l’ado explose, puis craque, et ainsi de suite) qui reste purement mécanique, et inefficace parce que ce tandem d’affects n’est qu’illustratif, l’émotion trouvant son explication dans la violence et inversement, du début à la fin du film. Elle réussit à saisir quelques moments assez touchants (les scènes avec Deneuve, ou la dernière avec Magimel livrant une honnête imitation lo-fi de Pascal le grand-frère), mais donne tout du long l’impression pénible qu’elle lit comme dans un livre ouvert dans la violence de l’adolescent, laquelle devrait au contraire, pour émouvoir vraiment, rester opaque, imprévisible, voire désirable (il suffit de penser, sur un sujet proche, aux chefs d’oeuvre d’Alan Clarke, Scum et Made in Britain).

C’est le genre de problèmes que ne devrait pas poser le nouveau Mad Max, servi demain matin au petit-déj.