Bonjour.

Adieu au langage – Jean-Luc Godard
En ne faisant pas le déplacement, Godard bien sûr a été fidèle à lui-même, c’est-à-dire prévisiblement imprévisible. Néanmoins il n’aura pas poussé l’esprit de contradiction jusqu’à ne pas faire d’Adieu au langage ce que tout le monde attendait qu’il soit : une tournée d’adieu en même temps qu’une cérémonie funéraire où déposer, sous un même caveau, l’oeuvre godardienne et le cinéma tout entier – le film est noyé sous les fleurs, qui mises bout à bout finissent par former une flamboyante et triste couronne mortuaire. C’est ce qui frappe le plus : que le film ne soit que pour moitié un pied-de-nez, et pour son autre moitié cet explicite et double dépôt de bilan. Il y a longtemps que, chez Godard, un titre n’avait été aussi littéral, aussi parfaitement conforme au contenu du film, même s’il y a bien entendu plusieurs choses à y lire. Adieu au langage, c’est d’abord : adieu au cinéma, qui fut la langue du XXème siècle, pour laquelle Godard avait dressé la stèle des Histoires. C’est-à-dire, pour Godard : adieu à la pensée, telle qu’elle fut prise en charge par les images pour digérer l’histoire – un plan très bref sur des petites idoles dit à la fois cette fonction et la mélancolie de l’avoir vue se perdre. Le titre, d’ailleurs, se déploie en un jeu de mot grave, plein d’amour et de tristesse : « Ah, Dieux ! Oh, langage ! ». Les images et la pensée sont mortes et il fut bon de les aimer : c’est, dans ses moments les plus doux (ils sont rares, ses 1h10 sont tranchantes comme une lame), ce que semble chuchoter le film dans un étrange mouvement d’apaisement. Comme il semble apaisé quand il parle des enfants et des chiens  – des enfants ou des chiens, puisqu’il faut choisir : le couple du film, comme Godard, n’a pas d’enfant, mais un chien qui s’appelle Roxy. La meilleur image de la pensée, entend-on, c’est un enfant qui joue aux dés. Et l’enfant qui joue, bien sûr, c’est Godard, dans ce film somme et testament qui le retrouve à la fois enfant (joueur) et vieillard (qui n’aime plus que les chiens, « seuls animaux qui vous aiment plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes »). Avec la 3D, Godard joue donc comme un enfant : en pensant. En pensant (à) quoi ? Pas tant, comme on a déjà pu le lire, à « révolutionner » encore le cinéma, plutôt à le retrouver comme neuf, enfantin lui-même, en redécouvrant tous ses possibles. En redécouvrant par exemple que parce qu’on pose deux yeux sur l’écran de cinéma, il n’y a pas une mais deux images : idées géniale des deux plans superposés qui rendent l’image illisible à moins que le spectateur ne ferme un œil, puis l’autre alternativement, pour faire naître un champ-contrechamp. Et cette séparation, bien sûr, c’est encore, comme dans toute l’oeuvre, celle de l’homme (champ) et de la femme (contrechamp). Un œil contre l’autre, ou : « le monde entre deux battements de paupières » – C’est Monika que Godard retrouve en gagnant son tombeau. Réinvention encore quand Godard filme des choses simples, une salle de bain, un salon disposé devant un écran de télé, des mains exposées sur un grillage, en redécouvrant les distances dans l’oeil de sa 3D de fortune. « Formellement » (mais évidemment il n’y a que ça, « la forme »), Adieu au langage est d’une beauté parfois stupéfiante. Et dans le jeu, disait-on, Godard est autant enfant que vieillard, abusant de cette malice qui n’est propre qu’aux petits et aux vieux. C’est-à-dire qu’il ricane, mais comme soulagé de l’aigreur terminale des précédents films – on dirait qu’il n’y a plus d’aigreur, simplement une forme plutôt sereine de tristesse. Il ricane quand, dans un premier tiers qui s’en tient aux ruminations propres à toute la fin de l’oeuvre (ce long ruban citationnel qu’il déroule jusque dans la tombe), tout est ruminé devant un décor où l’on peut lire : « Usine à gaz ». Il ricane, à la fois enfantin et gâteux, quand il parle, longuement, de caca. Il ricane quand il conclut son film dans un mouvement de gag, avec une dernière et fugitive image du chien Roxy et une montée brusque et agressive du volume. Mais ces ricanements légers ne recouvrent jamais la puissante et belle tristesse de l’oraison, culminant dans des scènes étrangement désarmantes qui se contentent de suivre le chien en ballade, dans une forêt au chromatisme hallucinogène. C’est surprenant, combien la déambulation de ce chien est émouvante, tandis qu’on entend off des formules terribles où résonnent, tranchants, les adieux de Jean-Luc Godard. Celle-ci, particulièrement : « Je suis là pour vous dire non, et pour mourir ».
Jérôme Momcilovic

Jimmy’s Hall – Ken Loach
Si l’on en juge par la taille de son rond de serviette, Ken Loach doit être le meilleur ami de Thierry Fremeaux. D’ailleurs une assiette de soupe l’attend toujours, dans le cas où il pointerait son museau espiègle à l’improviste. Tous les deux ans, le festival la réchauffe ainsi pour lui, à la bonne franquette. Cette année, le potage s’appelle Jimmy’s Hall et a été servi un peu tiède.  Ca manque un peu de sel et de saveur, mais on ne vous fera pas le coup du navet. C’est que le film se laisse voir sans surprise, et vous laisse donc tout loisir de piquer un petit roupillon. A la sortie, vous pouvez même le narrer par le menu, refaire le scenario et les plans, puisque tout est signé d’un générateur de films à la Ken Loach. Du coup, dans la salle tout le monde ronronnait ensemble : le film et les spectateurs, le projecteur et la sélection. On s’en inquiète un peu d’ailleurs, tant les films vus pour le moment sont dans l’ensemble assez faibles. Avec  Jimmy’s Hall, Ken Loach signe donc son dernier film de fiction, selon ses propres mots, en poursuivant la veine historique de son oeuvre. Le film prend ici prétexte d’un récit sur un foyer de jeunesse pour évoquer la société irlandaise au début des années trente. Reconduisant son système de court-circuit temporel, Loach s’attarde sur le conflit larvé entre grands propriétaires fonciers catholiques et la jeunesse irlandaise avide de jazz et de justice sociale pour commenter l’époque contemporaine.  Là-dessus le film est clair : le goût du lucre, c’est mal. On est bien d’accord. Restent quelques scènes précieuses, où l’amour du cinéaste pour les communautés ouvrières transpire délicatement de tous les plans : scènes de bal et de délibération, mais aussi de travaux collectifs. Ca n’est pas grand chose, mais on est toujours heureux de trouver un peu d’humanité fordienne dans les tours du grand barnum cannois.
Guillaume Orignac

Mommy – Xavier Dolan
Mommy consistue un excellent digest de la filmographie de Xavier Dolan. Soit cette recette de drame intimiste survolté entrecoupé de petits clips pop, qui est au menu de tous ses films, et qui ont un rythme parfaitement adapté à la fatigue festivalière : on s’endort quand ça parle, on se réveille quand la musique commence, on se rendort, etc. En même temps, Dolan semble n’apprécier la fluidité que dans la cacophonie, les temps morts y sont douloureux, l’impatience guette, ce sont de perpétuelles montagnes russes où il faut bien condescendre à redescendre un peu pour pouvoir planer très haut, vers une sorte d’épiphanie sirupeuse – soit l’équation gros plan + musique + néons colorés. Cette hystérie sucrée commence dès le premier plan, quand Dolan choisit pour son film un format chichiteusement inédit, une image plus étroite encore qu’un 4/3, quasi-verticale – et qui finira étirée dans un moment d’audace complètement fofolle, sur fond de « Wonderwall » d’Oasis. C’est un de ces innombrables bidouillages formels auquel Dolan nous a désormais habitués, comme s’il se demandait « et maintenant, qu’est-ce que je peux faire ? » Et c’est peut-être dans le refus entêté de la sobriété que ses films finissent par nous convaincre un peu, du moins par nous faire accepter leur immaturité triomphante. Souvent chez Dolan les héros masculins sont une mise en abyme de son cinéma, une image exacte de ses intentions : ici la figure du jeune garçon qui fait du skate avec son casque sur les oreilles résume précisément la volonté de faire de Mommy une succession de petites bulles de liberté, des instants aussi intimes que des playlists Itunes.  Ce qu’on ne lui enlèvera pas, c’est cette efficacité un peu écrasante, limite putassière : une fois les lumières rallumées, le public cannois parle de « Palme d’or » avec des étoiles dans les yeux. De fait, Dolan trouve avec Mommy un sujet suffisamment fort, tendance drame social (deux Erin Brokovich s’occupent d’un jeune garçon turbulent) pour donner une colonne vertébrale à ses envolées juvéniles – où est ici loin du petit collage de clips des Amours imaginaires. Ici Dolan travaille autant en profondeur (les personnages féminins, l’amour d’un fils) qu’en surface (le clip, les bidouillages) et le temps de la fresque lui laisse la place de travailler cette profondeur aussi assidûment que la surface. C’est cette assiduité de tous les instants qui fait autant la force que les limites de son cinéma, donne forme à un style quasi-pubard consistant à n’extraire que des moments forts ici atténués par la fragilité des personnages, celle des petites rides au coin des yeux de ses excellentes actrices quadragénaires. Un visage en même temps ridé et grimé : c’est lorsque les films de Dolan convergent vers cette image qu’ils sont généralement le plus réussi.
Murielle Joudet

 

 

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PALME

C’est une forêt aux couleurs déréglées, comme si la couleur elle-même venait seulement d’être inventée et qu’elle manifestait un peu trop fort son bonheur s’exister. Et au milieu de la forêt circule un chien, un chien anonyme, le degré zéro du chien. Il a de bons yeux de chien, et il est tout à sa gaieté de fureter, de renifler les branches mouillées, les feuilles en tas, la terre épaisse. C’est le chien le plus anonyme, et en même temps le plus bouleversant – parce que c’est le premier des chiens, et à travers lui l’idée-même de l’expérience, de la découverte. Derrière lui, dans la bande sonore du film, par dessus ses pas alertes, on entend : « La nudité n’existe pas chez les animaux, parce que tous les animaux sont nus. C’est d’être nus qui les empêche d’être nus ». L’émotion, peut-être, sûrement, vient de là : ce chien, cette forêt et cette image, sont le chien, la forêt, l’image les plus nus qu’on ait jamais vus.
(Adieu au langage, Jean-Luc Godard)
JM

 

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FACEPALM

A l’orée d’un bois, un chien en 3D. Il s’appelle Roxy et il a faim. Ici, les couleurs bavent un peu mais ça ne dérange pas Roxy. La forêt sent bon le musc. Papa est avec lui, il lui tourne autour avec un drôle de jouet braqué sur Roxy. Il dit : « elle est où Anne-Marie, Roxy ? Elle est où Anne-Marie ? » Roxy ne sait pas. Il sort un susucre de sa poche trouée pour que Roxy reste assis. Puis il répète : « elle est où Anne-Marie, hein Roxy ? » C’est vrai, ça, se demande Roxy en lapant un peu d’eau dans une flaque boueuse, où est Anne-Marie ? Ou est le prochain susucre, aussi ? Mais surtout, le plus important, où est Anne-Marie ? Existe-t-il un concept d’Anne-Marie ? Il cesse d’y réfléchir et va se rouler dans des crottes de rongeurs.
(Adieu au langage, Jean-Luc Godard)
Yal Sadat