The Search – Michel Hazanavicius
« Une dictature, c’est quand les gens sont communistes, qu’ils ont froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair ! » Jolie définition, donnée par OSS dans Rio ne répond plus. Mis dans la bouche de Dujardin, ces prodigieux dialogues beaufs marquaient paradoxalement toute la finesse d’Hazanavicius. Mais devant The Search, on croirait presque qu’un Hubert Bonisseur de la Bath, lourdaud et bas du front, sommeille réellement chez l’auteur. « Des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair »: la formule résume bien The Search, plus gros ratage vu jusqu’ici au festival. Triste de voir comme, dès lors qu’on épluche ses trucs et astuces de pasticheur génial, il ne reste rien du style d’Hazanavicius. Rien, ou alors justement cette beauferie dujardinienne, mélange de candeur et de virilité adipeuse – mais ici privée de toute bonhommie. Le film se pique de transposer un Zinnemann méconnu, Les Anges marqués, depuis les camps jusqu’à la seconde guerre de Tchétchénie. Hazanavicius veut bien faire, mais s’attaque à la montagne avec une étrange naïveté : pour lui, mélo hollywoodien = démonstration de force, frontalité et émotions qui suintent. Pour raconter l’histoire de ce gosse tchétchène recueilli par une humanitaire au grand cœur (Bejo, endive officielle de Cannes 2014), Hazanavicius boude tout effort de mise en scène et préfère la méthode balourde : rendre son film outrageusement gris et laid, et donc en phase (supposément) avec le pays des chapkas. Non seulement on ne croit pas à cette Russie digne d’un sous-Tintin au pays des Soviets, mais le film s’y noie complètement. The Search joue sur un chantage à l’émotion qui étonne de la part du cinéaste. Placé devant le challenge du premier « vrai film » (c’est la seule circonstance atténuante qu’on puisse lui trouver), celui-ci mise trop gros sur ses personnages, pantins mollasses au service d’une mauvaise histoire. Le plus curieux est d’imaginer l’objet visé initialement par Hazanavicius : non pas tant une épopée hollywoodienne qu’un mélo pacifiste à portée œcuménique, une sorte de gros bidule apatride et mutant. Sur le papier, pourquoi pas. Mais la belle vision s’étiole vite quand le réalisateur ôte son costume 1920 de pasticheur fou pour endosser des oripeaux de cinéaste : derrière son esbroufe et ses grands airs romanesques, son film n’a que la peau sur les os.
Yal Sadat

P’tit Quinquin – Bruno Dumont
Dans un petit village côtier du Nord-Pas-de-Calais, terre habituelle où prennent place les films de Dumont (qui écrit et réalise ici une mini-série qu’Arte diffusera en septembre, en 4 épisodes), une série de meurtres énigmatiques secoue les habitants : on retrouve des membres humains dans des cadavres de vaches. Un duo de commissaires aussi inquiétants qu’incompétents est convoquée sur l’affaire, pendant que se poursuit la vie de la communauté et notamment de P’tit Quinquin, jeune gamin à vélo et à bec de lièvre, entouré de ses copains et de sa petite amie trompettiste dans une fanfare – une bande d’enfants à la Wes Anderson mais en mille fois mieux. Dumont le disait après la projection : « Le Nord-pas de Calais c’est ma terre, je n’ai même pas besoin d’y réfléchir, je porte ces gens en moi ». Il réussit là où n’importe quel autre cinéaste se vautrerait dans la petite vignette pittoresque, traiterait et filmerait avec des pincettes des sujets aussi sensibles qu’un enfant noir victime de racisme, un attardé mental, et globalement une population tout droit sortie d’un roman de Steinbeck. Dumont, lui, enchaîne sans complexe les risques de « faux pas » (tout comme, à sa façon, le faisait Bozon dans Tip Top l’année dernière), parce qu’il a une confiance illimitée dans le regard qu’il porte sur ces personnages, et que, pour le dire simplement, sa tendresse le rend intelligent. Cette aisance lumineuse lui permet ainsi d’aller très loin, suffisamment loin pour que le rire soit possible – et on rit énormément. P’tit Quinquin n’est pas tant le portrait d’un petit village, qu’une image du cerveau de Dumont : c’est ce qui donne à la série sa cohérence, son homogénéité, sa puissance narrative, et ce, alors même qu’elle peut être par endroits un peu boiteuse et vulnérable. Et s’il est étonnant de voir Dumont s’essayer à la comédie, P’tit Quinquin prouve justement qu’il s’agit plutôt du prolongement naturel de sa filmographie, que la grâce et l’animalité (selon le titre d’un livre sur Dumont publié aux éditions Rouge Profond) sont également les ingrédients de toute grande comédie.
Murielle Joudet

Whiplash Damien Chazelle
Au dernier tiers du festival, alors que l’engourdissement gagne progressivement les dernières bonnes volontés et  transforme les rangées de spectateurs assis dans le noir en un champ d’endives molles, l’ovation réservée par le public de la Quinzaine à ce film indépendant américain était celle de Lazare ressuscité au Dieu cinéma. Non que le premier long-métrage de Damien Chazelle soit un grand film, mais le jeune réalisateur, présent dans la salle avec le comédien J.K. Simmons, a su habilement mettre un scène son histoire d’apprentissage pervers en lui insufflant une énergie galvanisante. Dans ses dix dernières minutes, on s’inquiète même d’avoir trempé les babines à l’insu de notre plein gré dans un grand pot belge, tant le film se défait du poids de son récit pour n’être plus qu’un spectacle électrisant. Evidemment, sorti de la salle, et progressivement revenu à son état de mollusque blême, le critique français commence à se demander s’il ne s’est pas fait avoir. Comme le dit la chanson : dis leur non aux dealers. D’ailleurs les commentaires n’ont pas manqué pour souligner à quel point cette histoire d’éducation dans la douleur était suffisamment tordue pour se mettre du côté du maître sadique. En la situant dans le milieu du jazz, le film élève ainsi ces rapports de domination crue, dignes de la première partie de Full Metal Jacket, à hauteur du cool. Le vice et la perversion s’y drapent sous les atours de l’entertainment et le goût de la perfection. Sauf que c’est un peu plus compliqué que cela. D’abord parce que sur le plan du récit, le film n’esquive jamais le caractère immoral du maître. S’il est plaisant, c’est que le méchant est réussi. Par ailleurs – et surtout –  parce qu’il fait le choix délibéré de dépasser la question morale de son sujet au profit d’une pure dimension sensible. Dans sa dernière séquence, le film fait ainsi exploser les contrastes dans une pure frénésie musicale qui est à la fois celle du concert qu’il filme et celle de son montage. Difficile de ne pas saluer alors l’appétit d’un cinéaste croyant encore qu’on peut résoudre des enjeux narratifs par l’exaltation des formes.
Guillaume Orignac

Nadav Lapid – L’institutrice
C’est toujours un peu vertigineux, un peu triste, de sortir d’un film avec la conviction qu’il est raté et de découvrir qu’alentour, les avis sont à l’inverse enthousiastes. Découvrir cet écart en lisant, plus tard, les textes que le film a inspiré, c’est autre chose. Mais le découvrir dans la mêlée des avis jetés en l’air au sortir de la salle, c’est être confronté à une drôle d’opacité (de soi aux autres, des autres à soi), c’est en vouloir aux autres de n’avoir pas vu la même chose que soi, et en même temps s’en vouloir de ne pouvoir faire un effort pour être d’accord avec eux. Ecrire sur les films, c’est parfois, c’est souvent ça : devoir rationnaliser un divorce avec les autres. L’institutrice, donc, m’a inspiré un rejet assez viscéral. Le film conte l’histoire d’une institutrice, dont un élève possède, à cinq ans, un don pour la poésie. Et se veut surtout, lui-même, film poétique, à travers ses plans minimalistes à la limite du dispositif d’art contemporain, ses travellings très appuyés et sa manière de sur-conscientiser la présence de la caméra. Cette radicalité revendiquée, ce côté film-performance qui lui donne un aspect complètement vitrifié, est particulièrement crispante – et d’une redoutable prétention. Un autre problème : Lapid défend une conception excessivement romantique du génie, de l’inspiration, de la poésie, de l’art, une conception digne du Printemps des poètes qui fait redouter de voir Aurélie Filipetti débarquer dans la fiction pour épingler quelque part une médaille de Chevalier des arts et des lettres. Ici la poésie n’advient que dans un monde pur et éthéré, absolument protégé du trivial, et Lapid se voit obligé, pour défendre sa conception du génie, d’opposer la pureté de l’enfant à la menaçante vulgarité du monde qui l’entoure et contre lequel le film part en guerre, la fleur au fusil. L’aplomb avec lequel il dresse ce tableau chargé est à l’opposé d’un très beau film auquel j’ai pensé pendant la projection. Dans Le blé est vert, d’Irving Rapper, une vieille institutrice ouvre une école dans un village minier, puis décide de prendre sous son aile son élève le plus brillant et s’acharne à le faire travailler pour qu’il entre à Oxford. Tout le monde se mobilise, c’est la fierté du village. L’ambition que cette femme a pour ce jeune garçon fait soudainement ressortir toute la bonté qui se cachait dans les recoins de cette petite société. C’était là aussi une sociologie du talent, mais autrement plus fine.
MJ

 

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FACEPALM

Quelque part en Tchétchénie. Dans un bureau administratif aux allures d’officine vétuste, une femme française, la trentaine proprette, se cramponne au combiné. Dans un anglais posé, elle discute un problème humanitaire avec ses interlocuteurs de l’UE. Elle semble au bord de craquer, et pourtant elle tient bon. « Oui, oui. Je vois. Mais… Je comprends. Mais non. Cette situation est inacceptable. » Aux plis qui barrent son front dégagé, on décèle une dévotion de louve prête à en découdre, abandonnée à une cause noble. « Écoutez, je… NON ! Écoutez-moi maintenant. » On approche du bord, un gouffre se révèle. Elle saute, pour mieux rebondir. « C’est INTOLÉRABLE. Vous n’avez rien à faire de ces gens. Il s’agit de vies, de vies HUMAINES ! Allez vous faire foutre ! » La louve s’est faite lionne. Elle laisse échapper un dernier rugissement et coupe court, raccrochant d’un geste sec. Un temps. Puis elle quitte son bureau, ébranlée, et débouche dans l’open-space contigu. Gêne : ses collègues ont entendu sa diatribe furieuse. Mais ils la fixent, souriants, bienveillants. Un premier clap, puis un autre. Notre héroïne se voit acclamée. Ses larmes s’estompent un peu. La fierté se lit dans ses yeux mouillés.
(Bérénice Bejo dans The Search de Michel Hazanavicius)
YS

 

BONUS