Le dernier film de Manoel de Oliveira est une sorte de gag. Un gag potache et raffiné, qui allie tout à la fois la mélancolie funèbre du vieillard philosophe et l’esprit frondeur d’un gamin rebelle. Il faut voir Belle toujours comme ces pièces en un acte que les grands dramaturges s’autorisent parfois, telles des sortes de récréations dont la célérité d’exécution n’entrave en rien la profondeur de pensée mais leur donne la dimension d’une petite claque cinglante. Belle toujours, on le sait, reprend trente-huit ans après, deux des personnages du Belle de jour de Buñuel qui nous avait laissé sur un mystère irrésolu : Husson (Michel Piccoli) a t-il dénoncé Séverine (Bulle Ogier, qui reprend le rôle de Catherine Deneuve) à son mari ? Lui a-t-il révélé les activités inavouables auxquelles se livraient cette belle bourgeoise dans une maison close ? Aujourd’hui, à Paris, Husson, vieux monsieur solitaire dont le sourire semble dénoter une irrépressible et sèche ironie, retrouve Séverine par hasard (Bulle Ogier, presque hagarde, un vague air de folle sur le visage). D’abord fuyante, elle accepte un dîner avec Husson pour avoir le fin mot de l’histoire et apaiser sa conscience.

La dimension gaguesque du film, Oliveira la traite parfois sur le mode d’un slapstick rouillé où de vieux corps auraient remplacés les corps élastiques du burlesque. Il y a une espèce de comédie des corps (je te vois, tu me fuis, je te course, tu as disparu) qui donne au film des allures de course poursuite dévitalisée un peu absurde. Cette dimension absurde, presque beckettienne, culmine d’ailleurs dans l’énorme séquence de repas, qui occupe un bon tiers du film, immense gag distendu à la drôlerie presque gênante (c’est à dire drôle sans provoquer ne serait-ce qu’un sourire), censé représenter le climax du film, le moment d’une révélation intense (en bon cinéphile, on veut savoir !) qui a, on le comprend vite, toutes les chances de ne pas être récompensée. Le gaguesque chez Oliveira a sans doute autant d’importance que l’esprit de sérieux et ce n’est finalement pas un hasard qu’il se soit attelé à l’un des maîtres en la matière, Luis Buñuel. Il y avait des gags majestueux dans Le Passé et le présent, dans Val Abraham, dans Le Principe de l’incertitude, dans Un Film parlé, et sans doute Belle toujours représente-t-il la pointe volontairement grotesque, volontairement appuyée de cet aspect là. Mais Belle toujours porte en lui une espèce de fraîcheur moqueuse dont était dépourvu, par exemple, La Cassette.

Et puis le film est étrange dans sa façon qu’il a de délocaliser son univers dans un Paris à l’époque incertaine. Certes, ce n’est pas une nouveauté que le cinéaste tourne en français dans la Capitale, mais c’est peut-être la première fois qu’il filme avec autant d’insistance les signes de la francité comme autant de breloques à la signification évanouie. Un plan surplombant Paris, un plan carte postale de la Tour Eiffel, une statue de Jeanne d’Arc dont Husson semble vouloir percer le mystère sans y parvenir (et visiblement s’en foutant un peu), un coq qui débarque soudainement dans le plan dans un moment inopportun : lieux de mémoire sans mémoire, ou tellement vus et revus qu’ils perdent leur assignation première. Le film, là dessus, garde son mystère, mais on ne peut s’empêcher d’y voir, en ces temps d’hystérie sur l’identité nationale, un sarcasme assassin de la part du cinéaste. Il faut voir les scènes de bar où la petite troupe lusophone d’Oliveira (Ricadro Trepa, Leonor Baldaque, Julia Buisel), joue ou singe (on ne sait plus) le film français qui philosophe sur les sentiments amoureux pour se convaincre que le film pose une question d’esthétique : qu’est-ce qu’un film français ? Qu’un cinéaste portugais reprenne le fil laissé en suspend par un cinéaste espagnol qui tourna alors à Paris l’adaptation d’un roman français laisse à penser que pour Oliveira, l’art est une terre d’accueil (et bien sûr que la terre d’accueil est un art).