Certains clament que Coq de combat est décadent ; d’autres, au contraire, érigent ce récit baigné de philosophie guerrière en un modèle pour la jeunesse désenchantée. Rien de tout cela n’est vrai. Après dix-huit volumes, seule la célèbre maxime de Karl Marx selon laquelle « L’existence sociale détermine la conscience » peut illustrer sans trahir le parcours du karateka des rues, Ryô Narushima. Le lecteur spectateur n’a jamais eu d’autres droits que celui de contempler, avec un étrange détachement, la descente en enfer d’un homme se muant en un long et douloureux cheminement. Fascinant, bien sûr, d’autant que l’intérêt est d’en constater les effets sur le protagoniste : la régression en animal.

Tout commence en prison, par la brutale mue d’un garçonnet de bonne famille au corps fluet en un paria et karateka brillant. La suite décrit son retour, errant dans les bas fonds, vivotant de la criminalité. Aucune intervention ni commentaire ne vient relativiser le geste exceptionnel à l’origine de sa longue déchéance : le double meurtre sauvage et soudain des parents dans un accès de folie. Et le même mutisme s’applique, jusqu’à l’anesthésie, à chacun de ses crimes, qu’il s’agisse d’un viol avec agression, d’un meurtre de sang froid ou de la victoire d’un combat organisé par le plus traître des gestes : le coup dans le dos. Cette absence de repère trouble, elle autorise à penser tout et son contraire. D’autant que s’affrontent ici critiques sociales et doctrines philosophiques héritées de la fameuse tradition du guerrier japonais confucianiste. Les amateurs de Tintin et de son Lotus Bleu connaissent bien : « Tu dois chercher ta voie de petit coq Ryô Narushima, ta survie ne semble qu’à ce prix ».

Le problème est qu’il ne la trouve pas. Avec son corps et ses obsessions empreintes de Yukio Mishima, le guerrier des rues est hypnotisé par les représentants d’une perfection à laquelle il aspire, mais dont son crime l’exclut à jamais. Cette condamnation perpétuelle fait bouillonner en lui une rage semblable à celle qui étouffait le moine fou dans le Pavillon d’or (Yukio Mishima). Si ce dernier finira par incendier le bâtiment dont il a la charge, car la somptuosité de son architecture lui renvoie au visage sa terrible laideur, les incarnations de l’idéal sportif, moral ou guerrier ne cessent d’éveiller chez Ryô l’urgence de la destruction. Un mal moderne incontrôlable, producteur de monstres dont la seule qualité héroïque encore envisageable est celle d’être déterminé.

Alors, comment les extraire de cette monstruosité ? Principalement par un travail esthétique de la chair, exceptionnel, d’où rayonne la condition d’être humain. Le corps du pratiquant d’art martial, nourri de soleil et d’acier selon Mishima, est une machine-outil marquée par l’usure qui fascine le spectateur par son utilisation et sa mise en scène désincarnée ; il n’en reste pas moins ici le signe d’une vie. Taillé dans le muscle noueux qui solidifiait les dessins d’Egon Schiele, le regard perçant et la crinière furibonde des démons ancestraux fondateurs de la mystique japonaise, le Coq s’incarne page après page en créature vivante, voué à rouer ou à être rouée.

Les derniers volumes tendent à accentuer cet effet. Un nouvel ennemi se présente, et pas n’importe lequel. Son incapacité à faire preuve de violence et sa virtuosité dans la pratique de la danse classique font de lui la parfaite antithèse du coq brut et irréfléchi. Comme toujours entre les extrêmes germe une dynamique d’attraction / répulsion. Loin l’un de l’autre, aspiré l’un par l’autre, le climax de leur affrontement futur fait par avance résonner les angoisses de ses être traumatisés. Ainsi se dresse lentement la carte d’identité d’une génération impénétrable : un extérieur fascinant (dessin), un intérieur insondable (scénario). Pas de morale, juste une définition possible de l’humanité.