Surprise de retrouver Ari Folman, après Valse avec Bachir, lancé sur les terres de la science-fiction, brossant un Hollywood transfiguré par les technologies. Pour mieux saisir Le Congrès, génial fatras existentiel aux résonances politiques, on lui a parlé futurologie, Philip K. Dick et théorie de la singularité.

 

Chro : Pourquoi avoir remplacé le contexte politique du roman de Stanislas Lem par une intrigue liée à Hollywood et aux images ?

Ari Folman : Je suis d’origine polonaise, mais je n’y ai pas vécu durant l’ère communiste. J’ai été séduit par Le Congrès de futurologie, mais pas par l’idée de réemployer son allégorie politique dans le film. J’ai donc pris la liberté de trasposer cette histoire dans ma vie. Vous savez, ce n’est pas comme si j’avais pris dès le départ une direction très claire. L’idée m’est venue à Cannes il y a cinq ans, où j’étais invité pour Valse avec Bachir. J’ai vu cette femme âgée qui déambulait au Marché du film, et mon agent m’a donné son nom : c’était une star des années soixante-dix, parfaitement oubliée, mais dont les films avaient enregistré la jeunesse. J’ai été bouleversé. Cette femme, dont le visage avait été vénéré trente ou quarante ans en arrière, était devenue employée anonyme dans l’industrie du cinéma. J’ai eu alors les premières images en tête : c’est devenu une scène dans le film, celle où Robin arrive au palais Miramax et répond, quand on lui demande si elle sera reconnue : « personne ne peut me reconnaître, je ne suis qu’une vieille dame ». Ce fut une décision assez radicale : je voulais faire un film sur cette actrice, à qui on aurait proposé la jeunesse éternelle. J’ai su aussi très tôt que ce serait animé, et que je scinderai le film en deux parties. Voilà, le projet était défini.

 

Cette histoire de jeunesse éternelle et de pacte faustien semble bien plus métaphysique que politique…

Oui, mais il y a tout de même un peu de politique là-dedans. D’abord, il faut dire que cette possibilité existe : nous avons tourné la scène de scanner dans un studio de Los Angeles spécialisé dans cette technologie. Les majors sont capables de cloner numériquement un acteur, ils maitrisent ce savoir-faire – peut-être qu’ils n’en useront jamais, mais ils en ont le pouvoir. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une question de finances, tout dépend combien ils auraient à y gagner. Le terrain est préparé : tout le monde sait que d’ici quinze ans, nos enfants se foutront de savoir si les acteurs à l’écran sont humains ou virtuels. Ils sont nés avec des manettes de Playstation et des iPad comme extensions de leurs mains, qu’est-ce qu’ils trouveraient à redire ?

 

Cette perspective vous fait peur ?

Peur, c’est un grand mot. Mais je pense que le cinéma tel que je le connais n’existera plus. Nous avons déjà une ébauche de cette situation : d’un côté vous avez Transformers et les X-Men, de l’autre un monde indépendant avec des projets artistiques très pointus. Cette séparation va s’accentuer encore davantage, jusqu’à la disparition d’un cinéma intermédiaire. Je ne dis pas que c’est une catastrophe, ni une bonne nouvelle. Mais je dis juste qu’on assiste à l’apparition d’une forme d’art différente.

 

La scène du scanner, justement, laisse penser que la préoccupation du film va au-delà du cinéma, que le concept d’humanité est remis en question par la technologie… Comme une angoisse plus large sur le futur « singularisé » des sociétés…

Vous y voyez de la technophobie ? Je me demande si, dans l’histoire, la technologie a déjà menacé l’humanité, la question est ouverte… Mais il y a bien une mélancolie dans le film, à l’égard de cette idée de scanner. Si vous lisez des choses sur la théorie de la singularité, les bouquins de Ray Kurzweil, vous hallucinez. C’est amusant, parce que justement, je me suis servi de Kurzweil dans le film. La bande-annonce que regarde Robin dans la zone chimique, ce film idiot avec des robots nazis dans lequel joue son avatar… J’y ai incorporé cette accroche grandiloquente en voix-off : « un jour, là où les rues n’ont plus de nom, à l’âge des machines spirituelles… ». The Age of Spiritual Machines, c’est le titre d’un de ses livres à la noix ! Vous voyez, ce type a plus ou moins dressé un culte de l’immortalité. Vers l’âge de huit ou neuf ans, mes enfants ont commencé à prendre conscience de la mort, et à en avoir très peur. Je leur ai lu des citations de Kurzweil, prédisant qu’un jour, nos organes défectueux seraient remplacés, que l’on pourrait vivre pour toujours, etc. Et là, plus de cauchemars. Sa théorie marche sur mes enfants, et sur beaucoup de gens, comme une religion. Ils adorent cette idée que la première vie n’est qu’un commencement, et qu’on peut du coup vivre sereins, parce qu’un paradis ou une autre vie bionique nous sont promis… Kurzweil écrit des bondieuseries, mais scientifiquement. Sauf que depuis la parution de son premier livre en 1991, on a fait peu de progrès dans la recherche contre le cancer.

 

Vous admettez donc qu’il y a chez vous cette mélancolie, moins prégnante dans les autres œuvres de SF où la technologie a permis une altération de la réalité ?

Oui. Il y a cette scène triste où le docteur dit à Robin que son jeune fils malade, Aaron, est finalement comme les spectateurs de cinéma du futur : dans cinquante ans, on n’utilisera plus ses yeux et ses oreilles, mais seulement une chimie. Alors on vous donnera quelques données narratives, un canevas général, et on délirerera le film. Plus besoin de storytelling. À ce moment, Robin est affectée par ce que dit le médecin : pas seulement par pitié pour son garçon, mais aussi parce que l’idée la répugne.

 

Sur un tel projet, comment gérer le surplus de références, de livres et de films avec lesquels vous dialoguez ?

En dehors de Lem, vous pensiez à Dick, c’est ça ? C’est un compliment. Je suis en train de lire SIVA. Comment s’appelle le suivant de la série, déjà ? Cette trilogie est géniale. Cela dit, même si la vie de Dick est aussi incroyable que ses romans, je tiens Lem pour un plus grand écrivain. Bref, quant à savoir comment je me distingue de mes propres références, il y a effectivement cette mélancolie dont vous parliez… C’est une affaire de style, en fait.Le Congrès est conçu comme une tragédie grecque. Une femme se voit offrir par le diable de vendre son identité pour accéder à l’éternelle jeunesse. Elle tente de l’éviter, mais finit par accepter. Quand le contrat a expiré, elle est invitée à se vendre à nouveau. Elle accepte. Puis, dans ce monde chimique, elle rencontre l’amour de sa vie, Dylan, le personnage de Jon Hamm. Mais elle le laisse tomber par sacrifice pour son enfant, Aaron, qu’elle a perdu dans le monde réel et qu’elle veut retrouver. Même si elle a très peu de chances de remettre la main sur lui, elle abandonne son amour pour partir à sa recherche. C’est là que le film diffère du modèle grec : une héroïne classique, face à ce choix cornélien, se serait suicidée. D’ailleurs, ma sœur l’a compris comme ça : à Cannes, nous avons fait un tour après la projection. Elle s’est arrêtée en pleurs, et m’a crié dessus : « pourquoi as-tu tué Robin ? » Je me suis défendu, car pour moi, elle ne se tue pas. Mais tout dépend de votre interprétation.

 

Toute la partie animée est très labyrinthique, elle porte le danger du trop-plein, comme si vous rappeliez constamment la menace de perdre de vue la réalité sensible…

Elle pointe des dangers qui sont en réalité déjà présents. Quand Robin arrive dans ce New York fantasmagorique, la voix-off est très proche du livre. C’est un passage où Lem décrit une utopie, un monde où les gens prennent la forme qu’ils veulent, vivent dans un espace-temps sans contraintes, deviennent les pop-stars qu’ils adulent, que ce soit John Wayne, Eastwood ou Popeye… Cette façon dont les icônes s’invitent dans votre chambre, c’est ce qu’on vit aujourd’hui. Lem avait prédit la télé-réalité !

 

 

En concevant la partie animée comme un flm-trip, recherchiez-vous quelque chose d’éprouvant, voire d’effroyable ?

Même si j’ai effectivement raisonné en termes de film-trip, j’ai tenté de ne pas suivre de modèle particulier. Quand vous êtes lancé dans un tel type de mise en scène, vous courez en premier lieu après une forme d’excitation extrême. Je ne sais pas si cet univers chimique est beau ou laid, en définitive. L’important est plutôt que vous puissiez offrir un voyage, dont la destination doit rester inconnue à chaque seconde. Je revendique quelque chose de très forain : le public doit en avoir pour son argent.

 

C’est aussi une façon d’écarter le discours thématique et de passer directement aux implications métaphysiques, vertigineuses, de votre sujet, comme dans Valse avec Bachir.

Exactement.

 

Vous dites que cette inquiétude sur l’avenir du cinéma est politique. Est-ce pour cela, à votre avis, qu’on a vu pulluler des œuvres de cinéastes tourmentés par leur propre art, et par le devenir d’Hollywood ? David Lynch, Monte Hellman, Francis Ford Coppola…

C’est amusant que l’idée me soit venue à Cannes, parce que ma préoccupation, et celle de tous ces cinéastes, a trait à ça : à l’amour d’un certain cinéma, d’un art perdu, et à la peur qu’un jour, il n’y ait plus de gardiens pour le préserver en dehors du festival de Cannes. Pour moi, cette fascination pour notre propre médium vient de là : plutôt que d’engagement, il s’agit d’une inquiétude, d’un sentiment d’implication à l’égard d’un type de cinéma, c’est-à-dire une partie de nous, qui risque de disparaître sans que l’on puisse rien n’y faire. C’est une affaire d’amour. Et, par dessus le marché, cela implique l’argent et le pouvoir, mais c’est une autre histoire.

 

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