« No sci-fi! ». Dans un bureau d’Hollywood, un impresario grisonnant (Harvey Keitel) négocie un contrat pour Robin Wright, ici dans son propre rôle d’ancienne gloire fatiguée. « Robin a toujours refusé la SF, elle la refusera toujours ». En face, le venimeux patron des studios Miramount le concède : la science-fiction est un genre stupide. Pourtant, l’étrange deal en question tient lui-même du cauchemar dystopique. Pour échapper aux affres du temps qui engloutissent les ex-starlettes quadragénaires, Robin accepte d’être « scannée », c’est-à-dire numérisée afin d’obtenir un clone informatique apte à jouer à sa place. Pendant que son doppelganger de pixels relance sa carrière, la vraie Robin devra s’évaporer loin de L.A., promise à la vie éternelle dans les multiplexes.

 

Dès son premier acte, Le Congrès invite donc le fantastique tout en l’esquintant avec une ironie suspecte. Plane le danger de voir le film dériver vers le « méta », et muer en fable tortueuse sur la machine Hollywood. Avec ses piteux archétypes californiens et son actrice brûlée par les feux de la rampe (comme celles des derniers Lynch), Ari Folman (lire notre entretien) semble entrer sur les terres des vieux maîtres américains – Lynch donc, mais aussi le Hellman de Road to Nowhere, le Coppola de Twixt. Le cinéma s’y met en abîme pour se demander où il va, et la SF s’excuse d’être idiote, avec le sourire, comme pour rassurer un public de bon goût, lui dire que l’ambition du film est ailleurs, loin des sempiternels enfantillages paranoïdes de Philip K. Dick et de Stanislas Lem (l’auteur du roman original, Le Congrès de futurologie). Attention, semble dire le méta-gag dans la bouche de Keitel : on est dans une SF introspective, dans un cinéma conscient de soi. Et le sujet serait précisément logé là, au cœur d’une belle tarte à la crème : l’avenir des images en mouvements.

 

Après Valse avec Bachir, Ari Folman se serait-il fourvoyé dans une dissertation conceptuelle ? Le constat est démenti par deux embardées sublimes. L’une, c’est la bascule dans le cartoon – on y revient. L’autre est plus discrète, c’est un détour du script vers le fils de Robin, gosse gracile à cerfs-volants dont la maladie rare le condamne, à long terme, à perdre ouïe et vue. Chez un spécialiste, le garçon est soumis à une batterie de tests, isolé derrière une baie vitrée. De l’autre côté, sa mère observe le petit visage pur répétant bon an mal an, comme s’il fut déjà très loin, les mots prononcés par le docteur. Le manège a valeur de prophétie : c’est le début de la fin, la surdité rampante mène doucement l’enfant vers une existence étouffée, une vie d’aquarium, semblable à celui du médecin. La scène dialogue avec une autre, qui conclura ce premier acte : Robin, prête à subir le fameux « scanner », est à son tour auscultée dans une bulle de câbles et de diodes. Elle est contemplée par Keitel et le technicien qui enregistre ses expressions faciales. Comme elle peine à exprimer ses émotions, Keitel se lance dans un récit d’enfance à la fois banal et romantique, qui parvient à décrocher tour à tour rires et larmes à Robin. L’humeur est déjà très belle, très grave, mais le vertige se décuple quand, au premier sanglot, au premier sourire de l’actrice, une salve mécanique de flashs se déclenche sur elle ; ce sont de courtes mitrailles de lumière et de cliquetis assassins, fusillant la femme de chair et d’os, et augurant un drôle d’ordre nouveau, où de furtives moues greffées sur un avatar suffiraient à bâtir une histoire, une héroïne. Terrible conception du processus photographique, ouvrage funeste, lente mise à mort.

 

Les deux scènes sont reliées par leur scénographie claustrophobe, mais surtout par une redoutable force d’annonce, une capacité à porter l’image d’un avenir noir. L’infirmité du jeune Aaron renvoie bien sûr à cette vision déprimée du cinéma futur : un spectacle de percepts et de stimuli bruts, jetés en pâture à une foule sourde et aveugle. « Bientôt, les studios livreront une sommaire trame à un public sous sérum, qui voyagera mentalement », anticipe le manitou de la Miramount. Mais les deux séquences, travaillant directement l’angoisse de ce bouleversement, dessinent une inquiétude bien plus large, qui dépasse de très loin la question du cinéma : ce qu’on voit à travers elles, en même temps qu’un présage, c’est la poignante désagrégation du présent, la perte d’un monde matériel, tangible et chaud, dérobé au profit d’une glaciale chimère technologique. Dans les cellules futuristes où souffrent Robin et son fils, ce n’est pas seulement l’aube d’un avènement tragique qui affleure, mais la mélancolie, la profonde détresse de visages arrachés à la condition humaine. C’est l’avenir d’images qui se trouve ici en jeu, mais c’est aussi, surtout, la douleur d’une perte.

 

C’est ici que Folman se détache de son lourd héritage science-fictionnel. Les para-réalités et les mondes-reflets à la Ubik retrouvent avec lui leur malaise originel. Là où Lem donne à l’allégorie cartésienne une portée politique (le roman renvoie à la question soviétique), et où Dick s’amuse à ouvrir les possibles (non sans caresser les rebords de la psychose), Folman tire de l’anticipation une tristesse intrinsèque, un élégant pathos – trait commun au Paprika de Satoshi Kon, qu’on cite beaucoup au sujet du Congrès. C’est le chagrin du jeune Aaron, celui du malade qui, devant l’arrivée de la décrépitude ou de la folie, doit faire le deuil d’un réel désormais caduc. Chagrin dans lequel le film saute à pieds joints, lorsqu’après une ellipse de vingt ans, Robin avale une drogue pour se rendre au congrès des acteurs scannés (organisé dans la zone hallucinatoire qu’est devenu le cinéma : chacun y prend la forme qu’il désire). Occasion d’entrer dans le cartoon rotoscopé, dans un univers  cauchemardesque où la liberté de modeler les atomes parait plus asphyxiante que la réalité physique – les repères ont disparu, ne reste que l’éternel et absurde transformisme des choses. Le seul allié de Robin, coincée dans cet outremonde criard, sera Dylan, ténébreux sauveur dont l’apparence physique ne change pas. Le film-trip, fait d’errances dans la galaxie Fleischer, confirme l’intuition des deux scènes pré-citées : l’avancée vers un monde futur ne promet pas autre chose qu’un voyage dantesque, autrement dit, une accession à l’enfer.

 

La plongée dans l’animation réitère finalement le tour de Valse avec Bachir. Alors, déjà, le prisme halluciné permettait à Folman d’aller tout droit à ce qui l’intéressait dans ce réel hautement politique (celui de Beyrouth reconstruite par souvenirs). La déréalisation du décor lui permettait de contourner les implications sociales de sa recherche documentaire, pour aller directement aux conséquences plus profondes de la guerre – le trauma existentiel, le chamboulement d’un esprit, d’une mémoire altérés à jamais. Le cartoon, ici, fonctionne à l’identique : évacuant les corps d’acteurs, Folman oblige à un déracinement matériel, physique, où narration et allégorie s’estompent, laissant tomber tout discours sur le destin d’Hollywood : ce que l’on subit avec ce trip chatoyant, c’est à nouveau un vide, une disparition généralisée. Disparition de Robin, l’actrice osseuse que l’on avait réappris à aimer. Disparition de sa carrière passée, et surtout de son fils, qu’elle s’échine à retrouver dans un troisième acte en forme d’apocalypse. Disparition d’un monde, éclipsé par une vague élucubration futurologique.

 

On reproche souvent à la science-fiction d’être par essence réactionnaire, ou conservatrice. Le grief est souvent le fruit d’une confusion avec une autre chose, toute différente : la meilleure SF, on le sait, est hantée par la perte, et le film de Folman partage cette obsession. Que voulait dire, alors, le « no sci-fi ! » du début ? Que Le Congrès allait bien raconter l’extinction d’un monde, mais sans passer par l’extrapolation à la Aldous Huxley. Qu’il nous ferait voir un avenir technologique en allant tout droit à la mélancolie, à l’infinie tristesse, sautant les étapes politiques ou discursives. Qu’il passerait directement à son aboutissement le plus poignant : à savoir, au tableau d’une mère et de son enfant, enfermés dans des cages de néons où leur humanité s’égrène peu à peu.

 

Lire notre entretien avec Ari Folman