Dans les quelques festivals où il fut présenté il y a plus d’un an, Alps a reçu un accueil nettement moins chaleureux que celui réservé à l’époque à Canine, le précédent film de Lanthimos (lire notre entretien avec le réalisateur). C’est à la fois compréhensible (on peut difficilement faire au film le compliment d’être, lui-même, très chaleureux), et étonnant, tant se rejoue ici à l’identique le programme qui avait valu à Canine son succès cannois. Programme étonnant, à la fois autoritaire et ludique, sinistre et drôle, auquel par paresse on a fait porter le fanion de « Nouvelle vague grecque » alors qu’il n’appartient qu’à Lanthimos et Athina Rachel Tsangari (auteur de l’épatant Attenberg, et productrice des films de Lanthimos), dont les films, pour singuliers qu’ils sont, se ressemblent beaucoup. Avec leurs jeunes compatriotes découverts dans les mêmes festivals, Lanthimos et Tsangari ont en commun, peut-être, une même austérité de façade, dans laquelle le reste du monde aura la tentation évidemment forte de chercher l’écho de la situation du pays. Mais leurs films disent surtout un goût assez rare, et stimulant, des protocoles et du jeu, ici poussé à l’extrême.

 

Comme Canine, le récit comme la mise scène de Alps poussent entre les murs d’une sorte de laboratoire d’anthropologie maboule, qui nécessite d’abord d’en expliquer les règles. Dans le premier, un père bourgeois imposait à sa petite famille une vie claustrée, trouvant sa justification dans l’application forcenée de rituels aussi absurdes qu’impérieux, et que le film auscultait avec le plus grand sérieux. Ce sérieux effrayant, autant que fondamentalement burlesque, guide Alps à son tour, lequel décrit l’activité d’une société secrète faisant à des familles endeuillées l’offre étrange de remplacer leurs proches disparus par des acteurs. L’idée est géniale mais, d’être aussi séduisante, a tôt fait d’inquiéter, pour les mêmes raisons que Canine. Ainsi posé, le dispositif s’avance en effet comme une pochette surprise remplie de possibles allégories. Sociologie du deuil, de la Grèce, analyse poétique des rapports sociaux, film sur la condition d’acteur ou plus largement, sur la représentation : Alps à l’évidence suit toutes ces pistes, et court avec elles le risque de virer au pensum théorique. Mais s’il les considère avec une égale attention, c’est aussi que le film trouve avant tout, en chacune d’elle, un levier simple et très décomplexé pour la mise en scène, constamment guidée par les contraintes qui s’imposent à elle comme aux personnages. C’est ce goût du jeu, et donc de la règle, qui le libère finalement du poids allégorique qui pèse sur ses épaules tout en lui offrant de le considérer avec une grande efficacité.

 

Au final (c’est-à-dire, comme dans Canine, quand un personnage a fini par faire exploser le cadre en voulant se libérer des règles), le film dit quelque chose de très simple. Il n’est affaire de deuil et de mort qu’au sens où le cinéma est héritier de la fantasmagorie : il n’y a que des zombies dans Alps, parce qu’il n’y a plus, dans le monde parallèle qu’on y décrit, que des spectateurs et des acteurs ; parce qu’il n’y a plus que de la représentation, que des scènes, des dialogues – en somme, plus que du cinéma, sans caméra nulle part pour en faire un spectacle. En cela, si le film est évidemment contemporain de Holy Motors, il figure au fond le même genre d’anesthésie que Spring Breakers, simplement révélée sur son versant horrifique et burlesque, sous le soleil froid d’une Grèce d’apocalypse.

 

Lire notre entretien avec Yorgos Lanthimos