Une locomotive fend la nuit. Ses phares éclairent la coulée d’encre noire qui découpe en ombres chinoises un paysage montagneux. D’emblée, Aloïs Nebel revendique son origine : l’arrivée d’un train est aussi celle du cinéma, tel qu’il s’est lancé dans la traversée du XXe siècle. En cousin slave de Valse avec Bachir, le film de Tomas Lunak tente d’élever l’animation à l’horizon des lignes secrètes de l’Histoire, comme si l’abstraction du dessin pouvait mieux en percer le noyau obscur.

Situé en Tchécoslovaquie, au moment de l’effondrement du bloc soviétique, le récit s’attache aux pas d’un petit chef de gare dont les souvenirs d’enfance remontent à la surface à mesure que la révolution de velours balaie l’ancienne société. Les courts-circuits mnésiques sont autant de ponts dressés entre la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les populations allemandes sont expulsées du territoire, et cette période d’incertitude historique qui voit souffler le rideau de fer. Belle idée du film que de tresser ensemble lignes territoriales et temporelles : le passage des frontières serait aussi celui des spectres du passé remontant le fleuve du temps. Mais au final, Tomas Lunak en fait peu de choses, se reposant sur l’idée un peu usée d’une ère communiste vécue comme un hoquet historique : la parenthèse fermée, l’histoire reprendrait alors son cours après avoir achevé au préalable le cycle des vengeances.

La faible portée de son récit ne fige pas pour autant le projet dans l’illustration littérale. Autre chose se joue dans ces surfaces en noir-et-blanc qui marient avec réussite tension abstraite du dessin et dimension réaliste des plans. Il faut dire que le film s’appuie sur une tradition littéraire de la mittle-europa, qu’il respecte sans ornementation excessive : petit héros grisâtre, horizons étriqués, écriture blanche des documents administratifs et teinte absurde des situations, rien ne manque à l’appel. Cet univers nettement balisé lui permet alors des représentations plus audacieuses où s’articulent sens confondant du détail (voix off des horaires de train, émissions radio, précision des décors…) et défiguration du réel, à travers notamment les jeux de lumière et les compositions de masses brumeuses.

A l’opposé des animations numériques qui font du plan-séquence la pierre angulaire d’une transition fluide de formes hyper-réalistes, comme si le monde n’était plus qu’un bain mouvant de textures et de muqueuses, Tomas Lunak préfère revendiquer un cinéma du plan et de la coupe. Cadres délimités, plans fixes et raccords dans l’axe participent d’une volonté d’inscrire son film dans les pas d’un certain classicisme tout en assumant la dimension abstraite du dessin. De ce point de vue, l’usage de la rotoscopie (consistant à composer les dessins à partir de prises de vue réelles) accuse le caractère naturaliste de l’animation tout en lui conférant une étrangeté radicale. Le film trouve ainsi un heureux point d’équilibre entre réalisme et abstraction, mêlant habilement la matière pesante du réel et le tourment des âmes qui l’habitent. Sa réussite n’est peut-être alors que formelle, mais de cette forme qui permet de spiritualiser le monde sans jamais quitter le terrain plat des choses concrètes. Pour un film d’animation penché sur les éclats du XXe siècle, cela revient, de manière assez belle, à montrer l’Histoire comme un songe d’enfant dont personne ne peut tout à fait se réveiller.