En posant sa caméra, trois mois durant, dans la salle d’audiences de la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris, Raymond Depardon poursuit en quelque sorte un travail initié dès les années 80 avec Faits divers, puis dix ans plus tard avec Flagrants délits. Comme une chronique, judiciaire, tenue de décennie en décennie, mais qui aurait moins pour vocation de mesurer l’évolution du fonctionnement de la justice qu’au contraire fixer ce qu’il a d’immuable. C’est aussi une affaire de paradoxe et de nuances, sur lesquels le film s’appuie comme sur un double pivot. A savoir : une audience est publique -dans l’appareil judiciaire, en principe, c’est l’état-peuple-souverain qui se montre, qui rend publique sa puissance- et pourtant il est interdit de la filmer, de l’enregistrer, d’en conserver une trace (à l’exception notable des procès dits à caractère historique : Barbi, Papon, etc.). La justice se dévoile uniquement comme un moment, un moment de la vie publique qui n’a pas vocation à être reproduit en images. Tout cela Depardon le sait et en tient compte, ne serait-ce que dans la manière dont le montage de son film insiste sur le caractère fugace des audiences, cette manière de proclamer « affaire suivante ».
Soit une dizaine de cas retenus, mini drames ou gros drames, de la conduite en état d’ivresse au harcèlement téléphonique en passant par le vol à la tire. Evidemment, on y voit le tribunal comme une scène de théâtre : cliché bien connu mais assez valide, que le film ne s’emploie pas à démonter. Qu’une audience relève de la joute verbale, de la distribution des rôles, on le savait déjà mais Depardon le montre de manière saisissante, notamment au détour d’un cas aberrant : un sociologue propre sur lui comparaît pour port d’arme prohibée (un malheureuse couteau de poche !) et entend plaider sa cause avec moult arguments. S’il encourt une peine, c’est moins pour ce délit plus qu’insignifiant, mais bien parce qu’il tente de s’approprier une parole qui, aux yeux du tribunal, ne lui appartient pas (il cite le code pénal, par exemple). La sévérité agacée de la juge et de la procureur est une manière de lui signifier qu’il n’est pas question de perturber l’ordre des choses, que les discours ne sont pas interchangeables dans une institution aussi réglée et impitoyable. Sur ce thème, le dispositif minimal de Depardon est d’une totale efficacité, et en même temps il reste un angle mort, entre l’audience et le jugement : la délibération proprement dite, c’est-à-dire le moment où le corps judiciaire s’échappe de l’espace publique, se retire de la scène vers un autre espace, mystérieux, invisible, où la parole se donne selon d’autres modalités. Finalement, c’est peut-être ce moment-là qu’il importait vraiment de filmer. Une vue sur ces coulisses, c’eut été énorme.