En ce moment, j’essaie de lire Ocean of sounds, de David Toop, édité il y a trois ans chez Kargo & L’Eclat. Je l’ai acheté parce que j’aimais bien son titre et l’en-tête ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, qui tous deux suggèrent un rapprochement entre deux composantes matérielles essentielles (l’eau, l’air), et une autre immatérielle : le son. Seulement j’ai de tels problèmes de concentration, qu’au-delà de deux pages, je ne lis plus tant ses articles pour ce qu’ils signifient, mais pour la musique que l’enchaînement des mots produit dans ma tête, concert de lettres philosophes noyées dans l’atmosphère. Afin d’accompagner la lecture, trois disques s’enchaînent sous mon casque qui, de même, défient les codes de la mémoire, autorisent de multiples niveaux d’interprétations, et partagent ces obsessions élémentaires : Cendre de Fennesz & Sakamoto, et les jumeaux After the night falls / Before the day breaks de Robin Guthrie et Harold Budd.

Personnellement, l’immense dronedu Sala Santa Cecilia EP m’avait effrayé, dans ses relents harsh noise qui dévisageaient le travail au piano de Ryuchi Sakamoto, comme si les espaces confinés de l’église romaine dans laquelle fût capté le live maintenaient le son sous cloche, ne laissant à aucun moment s’échapper les courants d’air malsains produits par Christian Fennesz. Un bourdonnement sourd de cathédrale, prélude brûlant au Cendre d’aujourd’hui, pour ce qu’il en reste, depuis que l’unité géographique a été rompue : ce dernier enregistrement a été écrit comme une conversation musicale depuis deux coins du globe, allant et venant par voies électroniques. Quelque part entre les domiciles japonais et autrichiens des compositeurs, les reliefs escarpés du précédent EP se sont érodés, Fennesz a la respiration faible, murmure quelques fréquences et oscillations malades, sans jamais laisser exprimer sa crise d’asthme. Ces ronflements évaporés, les ondes claires de Sakamoto pénètrent l’atmosphère, évoluent en liberté, détachées et hors du monde. Le souffle de Fennesz cède sa trop grande éloquence au profit d’une écoute attentive de l’autre. Plus tellement un dialogue, ni vraiment une collaboration, seulement une cohabitation sans entrechocs, parfois dans une même direction (Oto, Abyss, Cendre), d’autres fois à la dérive (Trace, Kokoro), à croire que leurs signatures ne se conjuguent pas plus qu’une lecture en simultané de Venice et d’un score de Sakamoto.

Ailleurs, quelque part dans l’eau, deux musiciens nagent ensemble depuis The Moon & the melodies, crawl dont on avait perçu les vagues au détour d’une bande originale parfaite (Mysterious skin). Bis repetita placent, la paire Robin Guthrie et Harold Budd délivre deux oeuvres miroirs After the night falls / Before the day breaks, florilèges de variations nocturnes en jeux d’échos, déchargés des pesants émotionnels de la voix d’Elisabeth Fraser. Souvenir du temps où Brian Eno et Daniel Lanois fondaient guitares et claviers en de vertigineuses plongées aquatiques (Deep blue day), les arpeggi de Robin Guthrie enveloppent d’écailles les nageoires d’Harold Budd, dessinent les arêtes sur sa dorsale épineuse et déploient ses branchies, ouvrant leur espace de composition aux courants marins. Souvent la quiétude d’une eau pour laisser apparaître de jolis récifs de corail sous les reflets du soleil (Turn off the sun), parfois la tempête crépusculaire d’une mer de sable agitée (Turn on the moon). A choisir, l’une ou l’autre sans préférence (les deux disques sont malheureusement vendus séparément), selon l’humeur ou ce que vous trouvez dans le commerce – leurs troubles sont également sublimes.