Avec Splinter Cell Ubisoft a trouvé son modèle. Un patron star qu’il répète depuis dix ans au travers de ses autres licences, d’Assassin’s Creed, pour l’infiltration touristico-historique, à bientôt Watch Dogs, pour sa version high tech futuriste. Episode de la réconciliation après un virage très années 2000 sur Conviction (l’influence de 24 et Jason Bourne n’a épargné personne), Blacklist renvoie plus que jamais le studio français à son envergure industrielle. A sa nature de grosse machine, prenant et clonant ses propres concepts en variant à chaque licence les univers et costumes. De Sam Fisher, ninja pour le gouvernement US traquant les terroristes, à Desmond Miles, se glissant dans la peau d’un assassin transporté durant la renaissance ou la révolution américaine, c’est toujours le même socle qu’on retrouve et reconfigure. Que Blacklist joue du compromis, revenant à l’infiltration pure des débuts sans trop se mouiller, souligne encore mieux le parcours d’Ubi depuis dix ans, à cheval entre la quête identitaire et les difficultés à définir ce parcours devant les impératifs de ses blockbusters.

L’horizon désormais visé par le studio est à l’image de son envergure internationale : des jeux toujours plus gigantesques fabriqués par des centaines voire des milliers de petites mains partout dans le monde. Cette force de travail, sans commune mesure, est aussi la limite d’Ubi. Une limite que Blacklist illustre de la même manière qu’Assassin’s Creed 3, vendu un peu trop vite comme un chef d’œuvre. Le plaisir de jeu, sa grande fluidité dont le studio a fait son obsession, n’est pourtant guère en cause. Les retrouvailles avec le désormais mythique Splinter Cell sont même plutôt heureuses, qu’on adopte un gameplay furtif ou agressif en rentrant dans le tas, le jeu laisse le choix en adaptant ses mécanismes en conséquences. Le résultat est parfois aléatoire (la faute à une IA ennemi schizo), mais la grande aisance des déplacements du personnage, le rythme impeccable des enchainements possibles, la richesse des environnements (vastes, industriels, labyrinthiques, cohérents), offrent une expérience globalement solide et séduisante. Davantage dans la mise en valeur de son idée (la partie de cache cache techno-militariste), que la profondeur de jeu, mais c’est aussi le pari voulu et en un sens réussi d’Ubi : trouver le point d’équilibre idéal entre le spectacle et l’interaction, préoccupation essentielle du jeu vidéo que le studio décortique à chaque nouvelle grosse production pour la pousser un peu plus loin sans imiter le cinéma.


Le problème de Blacklist est moins dans ce qu’il permet, limité au regard de ce que la série fut à ses débuts (plus réaliste et exigeante), que dans son rapport au consensus. Un souci qu’on retrouve dans les mécaniques, suffisamment ouvertes pour être à la fois balisées et laisser de la marge aux joueurs plus masochistes (une manière de plaire à tout le monde dont le jeu fait un peu les frais), mais surtout sa vision du blockbuster post 11/09. Sans tirer encore sur l’univers de Tom Clancy, Blacklist récite son petit bréviaire suranné, sortant son énième terroriste gourou visant les intérêts d’une Amérique blessée mais héroïque. C’est pas qu’on souhaite forcément voir le jeu vidéo sortir les vrais dossiers de la CIA, mais ces figures, toujours plus grotesques qu’un Ben Laden (les bornes du jeu vidéo sont rarement dépassées mais plutôt renforcées), finissent malgré tout par créer un drôle de pont avec le contemporain. Dans les années 80, grâce au cinéma et Rambo, le jeu vidéo s’était souvent préoccupé du Vietnam pour fournir prétexte et décor à ses shooters. Il était logique qu’aujourd’hui l’Afghanistan, l’Irak ou le Pakistan deviennent nos terrains de jeu ; et tout aussi logique encore que le réalisme soit un gage pour répondre à l’époque, alors que vingt ans plus tôt on s’en fichait pas mal. Mais si on peut encore extirper un peu d’ambiguité et d’intérêt critique à un Battlefield 3, Blacklist ne vise rien d’autre qu’une molle parodie de ce contexte paranoïaque et désormais désuet depuis qu’Obama est aux commandes. Pas tant pour ses personnages dépliant pépère les poncifs du blockbuster hollywoodien (inévitable super geek ironique), qu’un scénario sortant la grosse artillerie pour s’essouffler aussitôt dans un manque d’enjeux et d’émotion sidérant.


Si la faiblesse de l’intrigue était prévisible, c’est avant tout sa construction et la volonté du jeu d’en tirer à peu de frais un contexte qui dérange. D’abord pour le déroulement du jeu, qui en fin de parcours s’écrase, incapable de faire monter la sauce au moment où tout devrait se dénouer ; un problème visible jusque dans l’évolution de la difficulté. En optant aussi pour une approche plus prudente de la violence (torture hors champ, otages qui se mettent vite à table), le jeu limite les risques et présente un monde finalement assez inoffensif où même le secrétaire de la défense américaine trahit son pays en deux minutes. On a rien contre nous épargner le prétexte nauséeux de l’hyper réalisme, quoique la vraisemblance en prend un coup vu l’univers présenté, mais on voit surtout là une autre manière pour Ubi de se plier au consensus. Blacklist déploie sa petite intrigue anti-terroriste en alignant gentiment les lieux communs, fuyant les zones d’ombre, fabriquant une architecture ludique la plus démocratique possible, et où même les mode solo ou multi sont servis à la carte (dans un hub façon Mass Effect). De là naissent toutes les limites de la grosse machine dont ce Splinter Cell est le dernier exemple : malgré ses archétypes attachants de série B et un certain plaisir de jeu, Blacklist ne décolle jamais vraiment, jouant la sécurité partout, pour finir par laisser un arrière goût de produit usiné. Il lui manque une direction, un regard, un supplément d’âme. Le petit truc même boiteux qui vous dit que le projet n’a pas calqué son cahiers des charges sur une étude marketing ou un sondage. Au rythme où va Ubi, dans sa croissance folle et insatiable, il n’est pourtant pas interdit de croire à un avenir différent. Même les plus gros studios hollywoodiens ont fini par s’accommoder de la politique des auteurs.