Créateur de quelques-unes des images les plus ambitieuses du cinéma français (Comment je me suis disputé, Le Fils préféré ou Pola X), Eric Gautier s’est récemment distingué en signant la photo de deux films très attendus, Les Destinées sentimentales d’Olivier Assayas et Esther Kahnd’Arnaud Desplechin. Autant d’exemples de sa capacité à unifier des projets complexes et à s’adapter, avec modestie, à toutes les idées.


Chronic’art : Comment êtes-vous devenu chef-opérateur ?

Eric Gautier : Je ne suis pas issu d’un milieu artistique. Adolescent, je me suis passionné pour la musique et plus particulièrement pour le jazz. Je jouais de l’orgue Hammond. Je dessinais un peu, je faisais un peu de photo. En fait, tout m’intéressait. Au cinéma, je voyais de tout, mais pas beaucoup d’anciens films. J’étais plus cinéphage que cinéphile.

Alors pourquoi le cinéma et pas la musique ?

Le cinéma me semblait plus ouvert, car il inclut toutes les disciplines. J’ai un état d’esprit curieux, j’aime découvrir l’univers de quelqu’un d’autre. Dans le cinéma, je retrouve aussi l’idée de rythme.

Vous avez alors dû prendre particulièrement du plaisir à faire Ceux qui m’aiment prendront le train : ce début musical, les changements de rythme permanents dans la structure…

Chéreau est passionné par le rythme, la vitesse. Le train représente aussi l’idée d’avancée inexorable vers la destinée. Son idée d’utiliser le Scope était excellente car, par les fenêtres du train, on voyait le décor défiler, on avait la sensation de vitesse en permanence.

Dans quelles conditions avez-vous tourné ces scènes dans le train ?

Elles ont été tournées dans le Paris-Mulhouse, car c’était un train de jour, le seul qui collait avec les horaires de tournage. On a fait cette ligne aller et retour pendant trois semaines. On avait deux wagons rattachés au reste du train pour nous. L’un servait à la préparation des acteurs et pour la technique. On tournait dans un deuxième, en fait cinq wagons différents, une voiture-bar, des compartiments, etc. C’était très exigu, c’est sûr ! Pour les plans de Roshdy Zem suivant le train de sa voiture, on a utilisé une deuxième ligne. Et pour les plans vus de la voiture, une troisième.

Revenons à votre parcours. Vous sortez donc du lycée, sans avoir encore choisi votre voie…

Après le lycée, j’ai fait une année de fac à Censier. J’allais peu en cours et beaucoup au ciné-club. J’ai découvert alors tous les classiques, notamment la Nouvelle Vague. Puis, j’ai fait Louis Lumière. A l’époque, ce n’était qu’un BTS, une formation courte. Je voulais apprendre les bases rapidement pour vite pratiquer. J’y ai fait une rencontre formidable : Jean Chiabaut, un grand cadreur, qui a travaillé sur les films de Bresson, Truffaut ou les premiers Chéreau. Il m’a montré ce qu’était le cadrage, comment se conformer à l’esprit d’un film, s’adapter. Il avait un grand souci de l’élégance et de la rigueur. Grâce à lui, j’ai participé à mes premiers courts, à l’école ou en dehors… J’en ai fait 55 en tout, plus des films institutionnels et des clips. Puis, je suis allé voir à l’Idhec, car je voulais avancer avec des gens de mon âge. Il y avait alors toute la génération Arnaud Desplechin, Eric Barbier, Eric Rochant, Pascale Ferran… Ils avaient une énergie à déplacer des montagnes, il étaient fascinés par le cinéma américain, celui de Cimino, avec La Porte du Paradis, par exemple (on était au début des années 80). On a participé ensemble à beaucoup de films. J’ai ainsi été assistant au cadre sur un film de Rochant quand Arnaud Desplechin poussait le travelling. Neuf ans plus tard, j’ai fait La Vie des morts avec lui, et ça a été mon premier vrai long métrage.

Pour Esther Kahn, quelle était votre priorité ?

Le souci de réalisme. Le film n’est pas porté par la psychologie, c’est une suite de faits, un parcours à la façon de L’Enfant sauvage de Truffaut. La colonne vertébrale, ce sont les théâtres. Dans le premier quartier, L’Elephant and Castle, un petit théâtre joue une pièce en yiddish. Des gens de l’East End, le quartier pauvre où vit Esther Kahn, y venaient en famille (on les voit repartir après). Le deuxième théâtre est dans l’East End. Il présentait des pièces aussi populaires que les films d’action pour les ados d’aujourd’hui… Quand Esther Kahn commence à travailler, elle joue dans plusieurs grands théâtres du Strand, une avenue prestigieuse semblable aux Grands Boulevards. Esther Kahn y rencontre Philippe, qui l’emmène ensuite à Bloomsbury, un quartier intello, le Montparnasse londonien. Chaque quartier a sa source de lumière. La famille Kahn est pauvre, elle s’éclaire au pétrole ; Philippe, lui, a l’électricité.
Vous avez aussi focalisé la lumière sur Esther Kahn et sa vision.

Il ne fallait pas que le côté reconstitution écrase le film. Dans les scènes de théâtre, j’étais préoccupé par la façon dont les acteurs, sur la scène, allaient être éclairés. Quand Esther Kahn monte pour la première fois en scène, l’important c’est son visage et sa vision. On est emporté par elle. La texture de l’image, contrastée mais avec des noirs peu profonds, porte le film vers un état intérieur, grave. Les scènes de théâtre, très éclairées, sont en opposition avec le reste. Le film se passe beaucoup de nuit, en hiver, en lumière artificielle. Les niveaux de lumière étaient faibles à l’époque. Pour les extérieurs, les ruelles de l’East End sont étroites, les murs sombres, la lumière vient d’en haut. Ca donne un côté doux, sensuel à l’image. Je ne voulais pas que le film soit trop cérébral, théorique. Je pensais au Monica de Bergman.

Avez-vous fait beaucoup de recherches, utilisé des références de l’époque ?

Un peintre londonien peu connu en France, Sickert, a peint Londres et ses théâtres à la fin du XIXe. Il avait un style un peu impressionniste. Je me suis aussi inspiré des photos de Lewis Hine. C’est un Américain, mais il a été parmi les premiers à photographier le monde du travail, les quartiers pauvres de New York, qui sont très proches de ceux de Londres, même si c’est dans les années 20. Enfin, six mois avant le tournage, je suis allé à Londres faire des premiers essais avec Arnaud Desplechin. On s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas filmer de la même façon qu’auparavant, qu’il fallait donner une cohérence à des rues anciennes, maintenant mélangées avec le moderne.

Aviez-vous de la place pour l’improvisation ?

Compte tenu du budget, des décors naturels et des contraintes d’un film d’époque, il fallait être très précis sur les axes. J’avais plus de liberté pour la lumière. Ce qui est important, c’est la confiance entre Arnaud et moi. Trouver ce qui est juste ne passe pas forcément par les mots, c’est intuitif, il faut le faire pour s’en rendre compte.

Les fermetures d’iris sur un personnage, c’est un hommage au cinéma muet ?

Plutôt à la Nouvelle Vague, en fait, qui faisait elle-même référence au cinéma muet. Il y en a par exemple dans Tirez sur le pianiste de Truffaut. Je les faisais à la main, sur la caméra pendant le tournage.

Parallèlement à Esther Kahn, vous prépariez Les Destinées sentimentales, et ce qui est frappant, c’est que son image est complètement différente.

Pour moi, Les Destinées est un peu le symétrique d’Esther Kahn, et c’est pour cela que ça me plaisait. Dans les deux cas c’est l’adaptation fidèle d’un roman, mais Esther Kahn évite toute psychologie, alors qu’à l’inverse Les Destinées dissèque les sentiments. La lumière épouse la forme impressionniste du texte de Chardonne. Elle est aussi diverse que les lieux, et devait aussi marquer le passage du temps et des années. Pour moi, une ellipse est un mouvement d’une époque vers une autre. La lumière doit accompagner cette trajectoire.

En même temps vous deviez donner une cohérence au film. Un voile blanc intemporel semble faire baigner tout le film dans le même fond.

Il y a une unité d’ensemble, inspirée des peintres impressionnistes, de la finesse et de la subtilité de leurs peintures : Bonnard ou, par exemple, pour la scène ou Aline sort le soir à Paris, de Vuillard. L’histoire est elle-même intemporelle ; et pour le cadre, on a joué sur des formes classiques.

Les films auxquels vous participez sont centrés sur les acteurs et vous tenez la caméra. Influez-vous sur le choix d’un acteur ?

Il m’arrive de participer au casting. Ca m’aide à voir ce qu’un réalisateur cherche à faire avec un acteur. J’ai par exemple filmé en vidéo le casting de Comment je me suis disputé avec Arnaud Desplechin.

Vous semblez prêt à toutes les expériences. Cela inclut aussi la DV ?

Il ne faut surtout pas faire du DV par manque de moyens, cela génère de la frustration. C’est un outil en plus. Seul le projet est intéressant. Après il faut trouver l’outil adéquat. Je ne m’enferme dans aucun format, aucun support, je ne ferais jamais de théorisation à la place du metteur en scène.

Avez-vous envie de tourner avec un réalisateur particulier ou de filmer un acteur ?

Je ne me pose jamais ces questions… Là, je vais travailler sur le prochain film de Raoul Ruiz, Les Ames fortes, avec Arielle Dombasle et Laetitia Casta ; je n’y aurais jamais pensé avant. J’aime ce genre de surprise, le plaisir de la rencontre.

Propos recueillis par

Lire notre critique d’Esther Kahn

Eric Gautier est retourné à Londres pour faire la photo de Intimacy, le nouveau film de Patrice Chéreau, qui sort début 2001.