Après une vie dédiée à l’enseignement, Nguyên Vinh Bao, 84 ans, représente plus qu’un maître vénéré ; il est un conservatoire à lui seul. Prise entre ses influences chinoises ancestrales et l’invasion des formes occidentales, la musique traditionnelle viet-namienne lui doit beaucoup de sa reconnaissance. Le petit groupe qu’il a fondé, auquel il voue désormais l’essentiel de son temps, associe cordes métalliques pincées (cithare à 25 cordes et luth à deux cordes, dan nguyet -presque un banjo), résonances plus profondes du luth piriforme (dan ty ban) et cordes frottées (vièle), composant un ensemble aéré d’une délicieuse fraîcheur.

Plusieurs facteurs concourent à ce que cette musique aux sources tant éloignées de notre culture nous semble curieusement familière plutôt que de nous parvenir sur le mode de l’ »inquiétante étrangeté ». La forme prélude et variations tout d’abord forme un cadre bien connu où nous repérons sans peine des mélodies simples. Les carrures elles-mêmes accusent cette impression : comment ne pas reconnaître en ces phrases de trente-deux mesures le découpage auquel nous ont habitués les standards du jazz. Le cadre modal enfin confère à nombre de tournures mélodiques le profil singulier d’un cliché de blues. Si l’on considère l’ensemble de ces données, il n’est pas étonnant que des pièces comme Tu dai oan (au demeurant censée produire « une impression de douleur et d’angoisse exprimant une profonde tristesse »), ou Van thien tuong, attachée à l’expression d’un même ethos, produisent un troublant effet de condensation. Tout à coup se superposent le delta du Mékong et celui du Mississippi, et l’on jurerait entendre Blind Lemon Jefferson ou Sleepy John Estes. Il n’est pas jusqu’à cette façon de ne jamais jouer la note droite, mais de l’infléchir presque systématiquement en tirant sur la corde qui ne rappelle les bent notes. Pour les mêmes raisons le premier morceau pourrait être une curieuse interprétation un peu distordue d’un prélude non mesuré à l’ancienne. Ainsi soumise à une grande variété d’attaques, chaque note est ornée d’un vibrato particulier, prise dans des fioritures qui la prolongent subtilement. Leurs chatoiements n’exorcisent pas de drame violent, et le registre est plutôt celui d’une retenue pudique où la mélancolie se pare d’un sourire, où joie et mouvements virils se déchiffrent plus qu’ils ne s’affichent. Une apparente liberté soustrait cette musique à la férule de codes trop apparents et la place de plain-pied avec les injonctions des Occidentaux les plus indomptables. L’indifférence et l’attrait du « beau hasard » tant prisés par Cage trouveraient en ces pluies printanières de splendides illustrations. Ainsi peut-on goûter ces décalages voluptueux, ces suspensions hors toute idée de résolution, ce vagabondage précis qui concilient l’extase et la présence au monde. La discipline des mains permet seule la liberté de l’esprit, cultivant le hasard comme expression de la vie : si l’on résume ainsi les principes de l’enseignement de Nguyên Vinh Bao, passés tout entiers dans son art, on comprendra pourquoi toute oreille musicienne se sentira, mieux que concernée, appelée par ses miroitants filets.

Nguyên Vinh Bao (cithare dan trahn), Ba Tu (luth dan nguyet), Ut TI (vièles dan gao et dan nhi), Hoang Co Thuy (luth dan ty ba). Enregistré à Hô Chi Minh-ville en juin 2000