Jean-Luc Barré s’est attaqué à une figure très controversée de la littérature française du dernier demi-siècle : Dominique de Roux, personnalité complexe, paradoxale, sulfureuse, imprévisible, acérée et aérienne ; il aura fallu à l’auteur une important travail de recherches et d’entretiens, beaucoup de patience et d’intelligence pour tenter d’éclairer cette silhouette altière et fascinante. Né dans une grande famille aristocratique à tendance maurrassienne, le jeune Dominique, instinctivement rebelle à toute discipline, s’éduque par des voyages et des rencontres plus que par une scolarité suivie. Agile dilettante, il ne vise aucune carrière (ni commune, ni littéraire) et forge d’abord son style dans une importante correspondance. Il épouse Jacqueline Brusset, avec laquelle il mènera une vie de couple des moins conventionnelles et des plus libérales qui soient. Le grand-père de sa femme, Robert Vallery-Radot, un écrivain reconnu des années trente qui a collaboré avant de se retirer à la Trappe, devient son confident intime et le mène à s’intéresser aux proscrits ; tout en publiant ses premiers romans, dédaigneux des modes littéraires de l’époque comme des coteries qui les gardent, de Roux fonde les Cahiers de l’Herne et entreprend ce qui restera peut-être comme l’un des plus importants travaux éditoriaux du siècle, réhabilitant ou révélant pleinement les plus grands : Céline, Pound, Borges, Michaux, Jouve ou Gombrowicz… Dépassant tout clivage politique, s’intéressant à Mao comme à de Gaulle, Abellio, Evola ou les Beatniks, de Roux gêne, provoque, agace les puritains. Après avoir été plutôt proche des partisans de l’OAS, il s’entiche de Charles de Gaulle avec une vision assez personnelle qui aura surtout tendance à effrayer les gaullistes officiels. Après avoir créé « L’Internationale gaulliste », sorte de troisième voie entre Etats-Unis et URSS, voie des peuples et de la culture universelle entre les blocs et l’argent, il s’engage de plus en plus dans l’action politique.

Dans la dernière partie de sa vie, sans doute brusquée par la prescience de sa mort précoce à quarante et un ans (conséquence prévisible d’une maladie héréditaire), il s’éloigne de Paris et de l’édition, devenant correspondant occulte, intrigant, conseiller stratégique ; il se lie avec le mercenaire Armand Ianarelli et joue un rôle dans la Révolution des oeillets au Portugal ainsi que dans la guerre d’Angola. Mystérieux conspirateur, son action lui vaudra une campagne de diffamation dans les journaux italiens, bientôt relayée à Paris par Libération (à l’époque déjà, on n’hésitait pas à étiqueter « néo-fasciste » ce qui échappait aux cadres de la pensée unique, même si l’on aurait tout aussi bien pu voir en Dominique de Roux le premier « altermondialiste » de l’histoire, un altermondialiste qui, de surcroît aurait eu, lui, les moyens de ses convictions…) Subversif par son mode de vie, en littérature comme en politique, de Roux a rejoint lui-même la liste des proscrits qu’il aura sans cesse défendu. Il fallait à de Roux un Jean-Luc Barré qui, à son tour, lutte pour sa réhabilitation et serve ce sujet, difficile et merveilleux pour tout biographe, avec un livre aussi riche que subtil. L’auteur a réussi à obtenir une grande fluidité, un rythme alerte et une clarté qui rend compte de toute l’ambivalence et de toute la complexité du personnage. Grâce à une documentation et une enquête très approfondies, il a construit sa biographie non pas sur une interprétation distanciée mais dans une polyphonie cohérente où la voix intime et publique de l’auteur d’Immédiatement est reliée à toute ses interactions : sa famille, ses amitiés littéraires (et ses inimitiés), ses nombreuses amantes ou ses compagnons dans l’action. Et Barré a extrait, connecté, mixé tout ce matériau avec la virtuosité d’un chef d’orchestre, parvenant à restituer la logique profonde des engagements de Roux derrière son parcours en apparence éclaté et à faire ressortir la flamboyante intuition de celui qui fut surtout, en définitive, un authentique aristocrate. C’est-à-dire un marginal supérieur.