« (…) Du cinéma, rien ne m’a importé que les plans. Le reste, qui existe, existait sans moi et moi sans lui. Le plan, contrairement à l’image, mais comme la musique, ne se reproduit pas, ne se cite pas : sa durée fait partie de lui. Court, c’est encore un plan à condition qu’il puisse venir avant ou après un long. Seul compte l’enchaînement. » – Serge Daney

Francisca, du portugais Manoel de Oliveira, est l’un de ses meilleurs films des vingt dernières années. Avec peut-être aussi, Non ou la vaine gloire de commander, Val Abraham ou Voyage au début du monde, sorti l’année dernière et qui a pour interprète principal feu Marcello Mastroianni.
Francisca
est un film d’art ; il ne faut pas pour autant avoir peur d’aller à sa rencontre, et une phrase pareille ne devrait pas même être écrite : dans un monde sensé, sur la seule publicité de « film d’art », il serait plus naturel de se ruer pour le voir.

Mais que signifie une telle pseudo-définition, « film d’art » comme on dirait « film pour salle art et essai », ou « film n’escomptant qu’un petit millier de spectateurs », ou « film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet » ?

J’adhère volontiers à ce qu’écrit plus haut Serge Daney, et ces phrases sont une clé possible pour qui se pose ces questions, et un film d’art peut être difficile, long, voir hermétique (en fait rarement aussi hermétique que les instances médiatiques ne le font croire) : il est avant tout le fruit d’un travail sérieux -et d’ailleurs, lequel d’entre nous cinéaste ou critique, PDG de Microsoft ou simple internaute, se croit délivré de tout travail sérieux ? Le peu d’attention ou d’intelligence prêtée se retournera nécessairement contre l’indifférent.

Alors me demandera-t-on, Wong Kar Waï, André Téchiné, Emir Kusturica ne travaillent donc pas ? Question que j’ai le plaisir de me poser à moi-même pour avoir l’insigne plaisir d’y répondre non -et d’ailleurs j’y reviendrai dès le mois prochain-, car tout de même, on parle ici du film de Manoel de Oliveira, Francisca, sorti en 1981, dont je n’ai pas dit tout le bien que j’en pensais et que j’aimerais vous voir penser.

Pendant que la salle de projection allait s’obscurcissant, juste avant que le film ne débute, je posai cartes sur table, a priori et appréhensions -et c’est ainsi qu’on découvre ce qu’est un film d’art. On fait la somme de ce qu’on a entendu formuler, ajouté à nos habitudes (visions de films « speedés » et non-construits, à l’influence principalement télévisuelle, ou films construits mais on ne sait pas trop pour quelles raisons, ceux de Téchiné, Kusturica ou les frères Coen) : à cette somme on ajoute encore l’effort que l’on pensait devoir fournir pour tenir trois heures dans une salle à écouter et regarder un film portugais figé et lent, bavard et artificiel, le résultat nous renseigne sur notre condition d’endormi intellectuel.
Pour ma part, je suis prêt à fournir cent fois l’effort d’attention d’un fan de Luc Besson devant un Jean-Luc Godard si l’on me promet un autre Francisca, parce que ce film est une expérience fabuleuse pour qui sait avoir l’intelligence de foncer voir ce chef-d’œuvre absolu.

Francisca, croit-on au début, commence mal. Croit-on, car si la vie nous a appris quelque chose, c’est de ne pas trop se faire confiance : vous détestiez Flaubert lorsqu’on vous obligeait à le lire et que vous n’aviez pas quinze ans ? Quoi de plus normal ? Et longtemps vous avez cru que Madame Bovary et l’Education sentimentale étaient aussi ennuyeux qu’un dimanche après-midi, quoi de plus sain ? Mais aujourd’hui, comment jugez-vous votre croyance d’alors ?

Et à vingt et quelques années, on est capable, quand même, de douter de son propre jugement !… J’ai donc pensé sans trop y croire que Francisca commençait mal (et d’ailleurs Emmanuel Sicherman, futur critique de jazz, me fit un jour remarquer qu’après ceux d’Eric Dolphy, en général les solos de John Coltrane commençaient mal), et cependant la suite fut de l’ordre de… je ne sais comment dire, de la révélation ? de l’évidence ? de l’hypnose ?
Tout cela, et un peu plus encore. Oliveira est un des rares à avoir saisi et mis en pratique, ainsi que l’explique Daney en en-tête de cet article, l’importance qu’il y a à penser le Temps comme la donnée essentielle de la création cinématographique (et c’est ce qui me fait de plus en plus douter de la qualité des films trop rapides : dernièrement Boogie night, Happy together, U-turn entre autres).

Le Temps imprime le plan dans la mémoire du spectateur plus sûrement que l’image d’une dague dans un estomac ou du vagin de Sharone Stone ; et je ne connais pas d’autre définition de l’Art que celle-ci : ce qui imprime en nous une sensation (d’où ma préférence pour l’enregistrement) accompagnée de l’idée du Beau. Et comme je n’oublierai jamais les chevaux de Delacroix ni le Commandeur de Don Giovanni de Mozart, jamais la scène de la fuite nocturne des deux amants dans la forêt, quelque part au milieu de Francisca, ne sortira de ma mémoire.