C’est la cinquième livraison, la livraison de printemps de La lettre du cinéma. Saisonnière, La Lettre se prévaut de ne discutailler ni de ce dernier film-ci, ni de celui-là ; elle a d’ores et déjà choisi les élus de son cœur (Manoel de Oliveira, Alain Resnais, Abbas Kiarostami, Joao Cesar Monteiro, Jacques Rivette, Jean-Claude Biette, quelques autres) et, tout en interrogeant l’actualité avec un intérêt mêlé de dédain, elle cherche à repenser droitement ce que la pensée a à voir avec le cinéma -ce qui semblait ne plus être une mince affaire.

Tout cela constitue et ne constitue pas le sommaire de ce numéro. Je mets de côté bien des aspects de l’univers de La lettre ; un inventaire plus complet aurait réclamé une étude de tous les numéros fort riches déjà parus, si je n’avais décidé, avec une paresse avouable, de ne parler que du 5, c’est-à-dire celui qu’il faut à ce jour se procurer absolument (il coûte 5 F, prix plus qu’envisageable si l’on fait sacrifice en avril des Cahiers, de Positif et des Inrockuptibles, ce qui est une mince affaire).

Par ailleurs, l’action des gens de La lettre du cinéma, qui ne se contentent pas d’occuper les projections de presse des films à venir mais se préoccupent avec sérieux de proposer une actualité différente, consiste à organiser un festival (le Festival du prix Georges et Ruta Sadoul, en collaboration avec le cinéma 14 Juillet-sur-Seine) et à faire la chronique de dix premiers (ou seconds) films de cinéastes en devenir. Car quant aux « devenus », des réalisateurs aussi comblés que Desplechin, Scorsese et Bruno Dumont (La Vie de Jésus) en prirent pour leur rang, dans une rubrique « Consensus » qui manque beaucoup, pour systématique qu’elle soit, à ce numéro.

La bande à Julien Husson (rédacteur en chef) et Judith Cahen (cinéaste, dont on attend Corps glorieux) brille ainsi singulièrement dans la presse française de cinéma. Ce brillant est le fait d’une passion parfois étouffante du commentaire, et d’une ouverture à tout ce qui se produit dans le cinéma, qu’il soit vieux, jeune (remarquable et dense survol des tendances « djeunes » par Julien Husson dans le n°3), français, étranger, baroque et documentaire, social, politique et comique. Sans trop se soucier de l’actualité montée aux nues ailleurs ni d’une intention toute commerciale -ni d’une défense à tout prix de certains « auteurs » à la mode. Sans vouloir rénover de fond en comble le paysage cinématographique (n’est-ce pas un désir incapable ?) ; mais en nous guidant un peu : ici, un chemin, qu’on peut prendre ou pas, là un bosquet, plus loin une clairière et même une cabane où l’on pourra s’enrichir d’une rencontre. Libre est notre promenade.

Dans le numéro de cette saison, Secret défense (Jacques Rivette), Kaïrat et Kardiogramma (D. Ormibaev), Le Goût de la cerise (Kiarostami) et Funny Games (Haneke) occupent, aux côtés d’autres films, des places de choix. Les derniers cités sont l’objet de critiques fines et complètes, de parfaits condensés de ce qui s’est déjà écrit sur leur compte, d’échantillons de propositions neuves.

S’extasiant sur Le Goût de la cerise, Fabrice Revault d’Allonnes rappelle sa modernité, entendue au sens de « plus de cohérence dans le réalisme et plus d’incohérence dans le réel », et dresse un pertinent parallèle avec Allemagne année zéro de Rossellini, « premier en date des grands modernes ». Deux billets d’Emmanuel Guez et Jean-Charles Fitoussi s’essaient à prendre le film avec toute la légèreté qu’il stimule, et le résultat en est, pour une fois dans un commentaire de film, une adéquation du sujet (le film) et de l’écriture qui s’y rapporte (l’article). Ces commentaires devraient faire date pour tous travaux ultérieurs sur le chef-d’oeuvre d’Abbas Kiarostami.

Sur Funny Games, la violente charge de Michael Haneke contre le pouvoir des images et la « virtualisation de notre existence », deux points de vue se confrontent, ceux de Noël Herpe et de Julien Husson. On peut prendre parti pour le plaisir de décryptage du premier, sinon pour le souci de responsabilisation du second. Là encore, c’est à un grand tour que nous convie La lettre ; à l’inverse des traditionnels pour ou contre et de leurs billets d’humeur parallèles (qui ne se croisent pas), Noèl Herpe résume d’une part ce qui fait la perversité du contrat de Haneke (« assumer intégralement le rôle de mauvais démiurge, laisser le crime se perpétrer hors de toute identification consolante »), tandis que Julien Husson se demande et ajoute : « Quel est ce monde de cinéma qui décrit la disparition de toute responsabilité au sein même d’une fiction, mais rappelle régulièrement, et très ironiquement, cette disparition, comme si la fiction en tant que telle n’avait plus les moyens de donner à sentir et penser une époque ? », et de citer Bertolt Brecht, toujours d’actualité.

La lettre du cinéma se lit, se relit et ne rompt pas ; et en attendant l’été, il faudra la relire, et prouver par là que le cinéma n’est pas (et ne sera jamais) de l’audiovisuel. Qui ne se doutait que les revues ont un rôle à tenir dans ce combat ?

Medhi Benallal


La lettre du cinéma
, printemps 1998, n°5 (Éditions P.O.L)
Disponible chez les libraires